Pour en finir avec les ouvrages dits de dame

 Je m'adresse ici autant à ce qu'on nomme le grand public qu'aux personnes qui pratiquent les arts textiles (à divers degrés)

 

Les ouvrages de dames sont liés à l'essor d'une presse "féminine , qui au départ se voulait aussi féministe à sa façon, c'est à dire proposant aux femmes des articles sur des sujets censés les intéresser elles et pas les hommes. Le domestique et son "économie" étaient  alors dûment enseignés -  et comportaient tout le travail autour du linge (marquage notamment ) et décoration. Pas toujours du "loisir" au sens où on l'entend aujourd'hui et rarement créatif dans la mesure où dès que les modèles sont apparus ils ont été reproduits, et copiés.   On peut penser cependant que déjà certaines interprétaient avec plus de liberté et d'imagination que d'autres. Composaient au moins et s'écartaient de la copie stricte d'autant que souvent dessins et explications étaient fort succincts . Rien des tutoriels style assistanat de A à Z en pas à pas abondamment illustrés  de notre époque. Plus on assiste, moins on donne le désir d'indépendance et de création et plus on renforce le désir d'avoir le même bel objet exactement semblable qui est un désir de possession par la fabrication reproductive, non de création .

Je voudrais rappeler que la création peut résider aussi dans le choix et la composition à partir de motifs déjà dessinés -dits poncifs- comme on le voit dans certains marquoirs  ou samplers, dûment signés . Il ne s'agit pas alors de suivre une grille où tout a été décidé et choisi par un ou une autre, mais d'un entraînement doublé d'une composition vraiment personnelle.

 

Parallèlement à ces publications dans la presse féminine, on trouvait des manuels techniques à cet usage et nous avons toutes en mémoire celui, très célèbre,  de Thérèse de Dillmont , lié à la manufacture DMC.

Je remets le lien du site Antique patterns auquel j'ai consacré un article, en feuilletant les ouvrages on pourra constater que les dessins sont le plus souvent en  noir et blanc, sans composition d'ensemble si on excepte quelques-uns avec déjà des planches en couleurs et des explications fort détaillées .

Mais bien avant  sur le site Gallica par exemple on peut trouver des ouvrages de poncifs datant de la Renaissance.

 

La création - était  cependant surtout  en deça : il y avait dans l'ombre des concepteurs et probablement des réalisatrices de ces "modèles" Tant que tout était en noir et blanc , l'imagination personnelle de celle qui en bout de chaîne utilisait ces motifs ou poncifs pouvait venir tout comme aujourd'hui d'une composition, d'un choix des couleurs, des fils personnels. Il y avait donc parfois re-création , comme je l'ai souligné maintes fois,  mais comme pas plus autrefois qu'aujourd'hui on ne le notait au dos de l'ouvrage , impossible de savoir si la main qui a exécuté est aussi le cerveau (et le coeur) qui les ont conçus. Pour beaucoup ce point crucial ne revêt aucune espèce d'importance. On voit la "belle ouvrage" et on s'arrête-là. C'est pourtant  là qu'il faudrait -enfin- engager une réflexion. Et cette réflexion ne peut s'établir faute d'informations sur la genèse des dits "ouvrages"   : savoir qui a fait quoi me semble indispensable. Pas de genèse sans générique. Imaginons qu'on ait à établir un art de la peinture fondé uniquement sur les peintures de reproduction de maîtres ou faites au numéros ... on aurait le même problème. Il faut quand même rappeler qu'il fut un temps où les brodeurs étaient considérés comme les égaux des peintres, voire supérieurs. Mais c'était alors professionnellement et au sein de corporations d'artisans d'art, régies par des lois strictes.

 

L'ouvrage de dame lui, a été cantonné côté maisons et loisirs quasi dès le départ. Est-ce à dire que pour autant , il n'y avait pas réellement une expression personnelle par ce moyen  ( et à mon avis plus en patchwork qu'en broderie pour la raison simple que le patchwork demande des capacités de composition toutes différentes. )

Mais je me sens bien seule en ce domaine, parce que la plupart des femmes qui aiment les arts textiles  côté panier à ouvrages, n'exercent pas en créatrices ni en artistes, elles se font juste plaisir, comme elles me disent.  Ou bien croient  sincèrement être artistes parce techniciennes parfaites du modèle qu'elles copient .Voire du kit. Le tollé que j'ai soulevé en évoquant le problème me le confirme. Et les artistes des autres arts s'intéressent au leur en priorité, c'est humain ! La plupart admettent la division Beaux -arts et arts mineurs .J'en vois tous les jours se lamenter sur le triste sort fait aux peintres ,graveurs, photographes - les vrais arts, quoi! -  mais  presque aucun n'aurait l'idée de se demander s'il n'y a pas créateurs plus mal lotis ! Quant aux critiques d'art, ou personnes autorisées à analyser , ils ne sont pas légion à oser un papier sur une créatrice textile obscure (raison au passage de saluer ceux qui osent le faire )  qui ne sont pas que de"petites mains" au sens d'exécutantes des oeuvres d'un maître ! Le terme même est dévalorisant qui réduit à la bonne faiseuse celle qui met son âme autant qu'un  artiste de Beaux-arts dans ce qu'elle crée ! Mais qui le sent ? Qui veut le voir ? Qui veut le savoir ? Personne ou presque quand encore ça ne fait pas ricaner. Il est vrai  : les ricanements des sots sont louanges .


Il y a à s'interroger déjà  sur l'anonymat de ces oeuvres domestiques -ou religieuses- côté conception, alors que certaines signaient et signent encore orgueilleusement des reproductions où elles montrent juste leurs capacités techniques. Anonymat qui longtemps a été imposé aux créatrices pour revues féminines. On trouvait  le nom du photographe de la broderie, mais presque jamais le nom de celui ou celle qui l'avait dessiné, conçu et brodé ou cousu. Une sorte de négation première de l'acte de créer , en ce domaine puisque sa seule utilité était de fournir des modèles aux autres . Et c'est resté . "je l'ai fait moi-même" semble une caution suffisante pour s'approprier ce travail en deça pour lequel la créatrice est payée certes (mal )  quand elle l'est. Le vol d'idées est courant sans reconnaissance aucune de source puisque "c'est fait pour ça" pour "donner des idées aux autres".

On sait aujourd'hui que pour qu'une oeuvre soit reconnue comme telle il qu'elle soit intégrée à la démarche d'un grand nom exerçant un grand art. Enfin du moins ça aide. Et voilà pourquoi des géométries peintes par des hommes postérieures de très loin aux compositions géométriques textiles, tout  aussi uniques et intéressantes créées  par des femmes anonymes n'ont pas à valeur esthétique et profondeur égale  le droit de cité dans les histoires de l'art.

Sans " état civil ni pedigree,   ni oeuvre ni homme n'existent aux yeux des sociétés, même si elles vivent ! On obéit  des critères positifs-majorants

 - d'un côté peinture/ homme/ nom célèbre(professionnel/ sphère artistique-professionnelle/ / démarche reconnue et consciente/  accès aux galeries d'art-muséable, recensions et critiques / présence possible dans les livres d'art  côté grands arts.

et de l'autre des critères négatifs-dévalorisants  :

  couture/ femme/ anonyme ou inconnue/amateur/autodidacte/ sphère domestique/ démarche instinctive ou inconsciente , ignorée /pas d'accès aux galeries d'art- non muséable (sauf folklore-patrimoine- pas de  recensions et critiques / absence des livres d'art  comme objet d'expression personnelle et sensible .

Pourtant si on met côte à côte les résultats, on  devrait interroger la pertinence  de ces critères. Mais à ma connaissance, très peu le font et surtout pas en France, patrie du prestige (et du préjugé assorti !)

Si on excepte la célèbre Sonia Delaunay  exception qui confirme la règle ... pour qui les critères donneraient  : couture et surtout  peinture/ femme/ professionnelle/ sphère artistique /formation artistique /  démarche consciente et formulée /  accès à la critique.

 

Ce qui, à patchwork égal, si j'ose dire change le regard et la considération sur l'objet textile assemblé. Un travail comparable créé  par une inconnue répondant aux critères dévaluants  sus-cités .... est nul et non avenu. Pas inscrit du bon côté de la rue de la création , pas né au bon endroit, au bon moment . Sans appartenance d'école, de caste, d'intelligentsia , de milieu . Voire d'époque. Ou de lieu (il n'est bon bec que de Paris ou autre capitale culturelle !)

 

L'ouvrage d'une femme  obscure voire anonyme  faisant sans le savoir dans sa cuisine -ou son salon-  comme le souligne Claude Fauque, de l'art abstrait ou brut sans le savoir, bien avant que celui-ci existe en peinture, évidemment ne jouira  jamais de la même considération . Puisque nous, dit-on cette brave dame était  censée  n'avoir aucune profondeur intérieure. Si on le dit !!

J'aimerais qu'on regarde sur ce site la neuvième oeuvre faite par une femme anonyme  en 1885 . qu'on me dise en quoi elle est inférieure en puissance d'expression aux peintures abstraites qui ont suivi... Et de tels quilts ne peuvent avoir été faits d'après modèles.

Ouvrage de dame ? oeuvre d'art ignorée injustement -et il y en a des millliers comme ça !- je vous laisse juge

 

Le premier  travail d'un historien  de l'art en tissus  et art textiles devrait être fondé pourtant sur cette distinction capitale  . création/reproduction/interprétation et ce d'où que provienne l'oeuvre . Et si l'oeuvre est création ne pourrait-on la regarder alors comme si elle était d'un grand art ? Je suis certaine qu'un critique qui sait voir et lire y trouverait autre chose dans beaucoup de cas que du " joli- décoratif" ou du  "intéressant pour la valeur patrimoniale et historique" -qu'on nous concède (comme à un vieux tesson de bouteille ) ..

Pour qu'on saisisse mieux ce que je veux dire , je vais prendre trois exemples dans mes propres  "oeuvrages"

 - Celui-ci offert  par un commerçant était imprimé sur tissu  et donné avec diagramme  fils et indication des pôints . c'est ma fille qui l'a réalisé dans son enfance ,  (j'ai longtemps cru que c'était moi rectificatif donc! ).C'est de l'ouvrage de dame pur sans aucune création ni recherche. Certes, il faut savoir faire les points et suivre un diagramme, mais je vous assure avoir entendu une dame de ma connaissance se targuer d'être artiste pour si peu !

 

Ouvrage de dame 001

 

 

 

Celui-ci inspiré des broderies de François Lesage , le dessin n'est pas de moi, les indication de points non plus, mais comme il est difficile de trouver les mêmes matériaux...j'ai usé des miens sans respecter  strictement les indications  il y a une petite part d'interprétation et le niveau technique requis est nettement  supérieur à celui nécessité par l'ouvrage précédent.

 

Fuchsia

 -  Cet ouvrage créé pour la revue broderie d'art a été dessiné, par moi et le choix des couleurs, points et fils m'incombe entièrement : on est donc dans la création, certes pas ex nihilo, mais que je nomme personnelle n'aimant pas le mot original

 

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Je pense qu'on peut compter aussi comme création de broderie- et de patchwork-  tous les ouvrages qui partent d'une source existante (et si possible reconnue honnêtement, ça ferait avancer ma connaissance de notre art ) mais dont l'élaboration textile est due  au concepteur. Il existe des re-créations par métamorphose ou passage dans un autre art .... qui demandent une élaboration et un investissement indéniable.   Témoin cette pochette dont j'ai emprunté le dessin (en noir et blanc) parce que l'aimais -je sais dessiner une guirlande de fleurs par moi-même mais je voulais celle-là !) le choix des matéraux soies perles fils d'or ,et  le travail purement textile est de ma conception propre. Alors création ou pas ? Art ou ouvrage de dame ?  Je me suis laissé dire que dans la Haute-Couture, on devait bien de temps à autre fonctionner ainsi !

 

pochette-pour-e-mon-site.jpg

 

 

Le brodeur ou le quilteur mettent autant d'eux dans ce genre d'ouvrages  que le photographe composant avec une "réalité" qu'il n'invente pas et ne dessine pas davantage. Ce qui ne signifie nullement , je le précise, parce qu'on me comprend toujours à l'envers, que je tienne pour création des surfaces de perfection technique pure , où l'âme du concepteur, ses émotions, ses désirs, sa vision de l'espace ou du monde ne se perçoivent pas, et qu'une autre main tout aussi habile aurait fait de la même manière . Il faut tout de même un minimum d'apport  personnel pour qu'on puisse prétendre au titre d'artiste créateur  autre qu'artiste technicienne maîtrisant son art sur le bout des doigts . Confondre sans cesse les deux n'arrange certes pas le statut de notre art, mais les bonnes faiseuses qui sont la majorité s'en satisfont . Elles ne sortent pas au fond l'art du panier  ouvrages  , se reconnaissent s'exposent et se congratulent entre elles, appelant cela "reconnaissance" :  Ce n'est pas de celle-là que je veux parler, on  le sait .

Mais si nous composons nous-mêmes , que nous faisons preuve d'imagination et d'inventité dans l'usage de nos matériaux et techniques même ancestrales (la peintuire n'est-elle pas une technique ancienne ? )  bref si on voit que c'est de nous au premier coup d'oeil pourquoi serions-nous les seul(e)s à devoir faire preuve de capacités hors  notre valence ?  Apprendre à broder, en broderie d'art,  ce n'est pas seulement apprendre les points-et les matériaux support, fils-  mais à s'en servir comme d'un langage . Pas plus de l'ouvrage de dame que peintures,  gravures; sculptures   ne seraient ces ouvrages d'hommes , alors ?   A souligner que sur le créneau ouvrage dits de dame tous les créateurs hommes sont des génies, adulés et encensés par les femmes elles-mêmes ...

On ne refait pas le monde même à coups d'aiguille !

 

 

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