Art textile ou l'ambiguïté structurelle

Art textile ou l’ambiguïté structurelle
par Jacqueline Fischer

(article paru sur les site arts-up vers2010 que je reproduis ici  pour le rendre plus accessible que par lien)

Si on se fie au dictionnaire, qui dit textile dit tissu et qui dit tissu implique une technique particulière de construction  de fils par entrecroisement sur un métier plus ou moins élaboré de fils de trame et de chaîne.
Or si on compare cette simple référence lexicographique à  ce qui est nommé en France actuellement « art textile » on s’aperçoit que c’est un des arts où le medium de base -le textile- est le plus fluctuant dans sa définition, dans la manière aussi dont les artistes le perçoivent et l’utilisent.
Si on observe la  simple fabrication,  on assimile au tissu  des surfaces obtenues par d’autres moyens d’entremêler les fils ou fibres : tricot par exemple. Le jersey est un assez bon exemple de tissu non tissé au sens littéral du terme mais tricoté.
Les tissus obtenus par le crochet y sont apparentés.
Le tissu à l’origine se place à côté du   feutre obtenu par tassement des fibres.  Le feutre    était utilisé pour ses qualités de solidité, isolation et imperméabilité relative, tandis que le tissu permettait du fait de son articulation structurelle beaucoup plus de souplesse. Il  semble qu’on rattache aux tissus les surfaces qui s’y apparentent soit par la souplesse, soit par la texture. Ainsi ce que les anglo-saxons appellent le Fiber Art inclut-il par exemple, la vannerie.
De même un textile, même à usage vestimentaire ou d’accessoire,  n’est pas forcément souple : la paille de riz par exemple dont on fait certains chapeaux produit un textile rigide.
Outre le feutre, on a vu se poser à côté du tissu et se recommandant de la valence « textile » : l’intissé qui est proche du feutre puisque les fibres sont tassées non entrecroisées, le plastique qui est assimilé par sa relative souplesse, le papier au vu qu’il est formé de fibres et parfois même de textile récupérés, et toutes sortes de matériaux empruntés à d’autres usages certains détournés , d’autres créés à cet usage.
De même toute matière tissée devient textile .
Dans sa composition, le tissu lui-même même si on s’en tient à son acception stricte  de tissage n’est pas matière mais matières , les fibres qui le constituent empruntant au végétal, animal , mais aussi au chimique. Les plus récentes inventions  produisant des étoffes dites « intelligentes »  censées nous soigner,ou  parfumées par micro-encapsulation.
Dans ses emplois sémantiques, le terme désigne aussi la matière vivante : nos tissus organiques qui ne sont pas sans relation de structure avec les étoffes1.
Le premier geste qu’on fait envers un nouveau-né est de le vêtir, et la coutume d’envelopper les morts dans un linceul n’est pas partout dans le monde obsolète.
Tout le monde connaît les légendaires Parques qui de la naissance à la mort filent le fil de nos existences. Elles ne le tissent pas cependant...et le lexique abonde de métaphores textiles liées à notre existence.
Lié à notre vie, à notre histoire, à  la guerre des sexes aussi (voir comment les féministes ont renié et rejeté certains arts textiles jugés par trop symboliques de l’aliénation de la femme à son foyer, rejet dont notre discipline porte encore trace2 . Le tissu ne peut pas être un matériau neutre et malléable pour l’artiste qui le travaille. Le tissu des vêtements comme celui de la décoration ont toujours eu des vocations multiples : utilitaires, décoratives, et symboliques par les codes transmis, civils ou religieux. (qu’on songe aux livrées des laquais pour ne prendre qu’un exemple),

Si on veut classer ce qui ressort de l’art textile actuellement, on peut distinguer de façon non exhaustive et encore très schématique :

  1. Les arts textiles par manipulation du fil : soit pour en créer entièrement la surface (tapisserie ) soit pour la recouvrir (broderie sur support plus ou moins couvert ),à mi-chemin des deux la  broderie sur canevas improprement appelée tapisserie ( tapisserie elle-même n’étant nullement monolithique dans ses techniques), le support est parfois détruit après le travail ou inexistant comme dans la dentelle(là encore il existe une pléthore de techniques)
  2. Les arts textiles par assemblages d’étoffes patchwork -si on n’a plus peur du mot ! - dans tous ses types d’assemblages, domaine encore très mal connu quoique très ancien lui aussi. Et dont j’ai expliqué ailleurs combien il pouvait être décrié.
  3. L’art textile par création de vêtements (encore que la Haute-Couture ne se présente pas  toujours comme un art textile) ,.

A ces arts d’assemblages des fibres, fils ou étoffes s’adjoignent :

  • Les arts textiles où le tissu semble être plus non un medium mais un support qu’on teint, peint ou imprime et où l’artiste est plus artiste graphique qu’artiste utilisant un tissu avec ses particularités (couleur,motif, brillance, texture) comme medium ; il crée le tissu avec lequel il travaille comme le peintre peint sa toile. Il est même parfois assez difficile de discerner la limite entre l’art textile et la peinture tout court quand le travail de peinture prévaut sur celui du textile, qui peut n’être là que comme ajout , à ce point que dans certaines expositions d’art textile, les règlements spécifient le pourcentage de textile exigé , tandis que dans d’autres on a pu voir récemment le mélange de matières imposé pour éviter- je cite- « le carcan de la fibre », alors que ce  mélange  peut s’obtenir par les tissus eux-mêmes. On s’interroge donc sur ce besoin d’ajout « non-textile », tandis que certains peintres eux, ouvrent leur discipline par ajout de matières à la peinture (sable, terre et même ...tissus !
  • Des arts dits de mixed media où on procède par ce que les anglo-saxons appellent layering c’est à dire travail d’une surface en différentes couches, art apparenté aux précédents, puisque les diverses épaisseurs incluent peinture, colle, matériaux divers dits innovants , d’où la dénomination de « texture » qui rapproche ces démarches des Beaux-Arts avec le désir avoué souvent de les démarquer de ce qui risquerait de paraître de l’artisanat domestique voire de l’ouvrage de dame..
  • Au delà on voit souvent nommer art textile tout ce qui tient à un fil : des poupées cousues en étoffe, expressives peut-être par le medium choisi, mais surtout en tant que sculpture tri-dimensionnelles sont ainsi classées parfois « art textile » , alors qu’elles pourraient l’ être aussi sous l’étiquette sculpture. De même trouve-t-on dans les revues d’art de la broderie, outre-Manche et outre- Atlantique des oeuvres dont le seul rapport avec l’art « premier » est le fait de piquer des objets divers sur un support.
  • Les installations en vêtements ou morceaux de vêtements, et fils auxquels les créateurs attachent peu ou prou des valeurs symboliques, ou des pouvoirs de réminiscence, de suggestion, d’émotion. Là le textile est moins utilisé pour sa fonction esthétique ou sensuelle -ou pas seulement - mais aussi pour la charge affective et émotionnelle symbolique  qu’il transmet.

En tant qu’artiste textile, on se rend vite compte qu’on ne sera pas considéré également selon qu’on exercera dans tel ou tel domaine cité ci-dessus.Le résultat -l’oeuvre- sera par exemple proposable ou non en galerie d’art selon qu’il appartiendra ou non  à une pratique prisée et reconnue prestigieuse, du moins dans le moment.

Quand par hasard une revue d’art traite de broderie ou de patchwork, elle gomme tout ce qui pourrait rappeler l’art « premier » et ce côté « ouvrage de dame » dont on se défend. comme étant dévalorisant tandis que, comme ajout « culturel », les revues de patchwork ou de broderie consacrent moult pages à des plasticiennes textiles qui sont souvent des artistes de mixed media., j’entends par là que le textile dans leurs oeuvres est très loin d’occuper toujours une place prédominante.

On retrouvera cette même ambivalence dans l’art du fil qui va du fil de soie au fil de fer en passant par le fil de colle, ce qui rend parfois pour l’observateur d’une exposition dite  textile le fil conducteur difficile à trouver... 

Si on s’en tenait à l’observation, d’ailleurs tout irait bien, mais comme le plus souvent de telles manifestations sont associées à des sélections, concours, prix et récompenses on se demande quels critères sérieux peuvent présider à un classement d’oeuvres aussi disparates. Et quel membre du jury est assez instruit des diverses valences de l’art dit textile pour en juger équitablement.

Depuis bientôt quinze ans voit-on appelés « textiles » des œuvres où le tissu , ça peut être tout autre chose. Et même parfois tout et n’importe quoi, et cela ne serait nullement dommageable - somme toute l’art importe beaucoup plus que le medium utilisé pour s’exprimer,  si ce que je nomme des « hiérarchies insidieuses » ne se glissaient pas dans les regards portés sur les créations .

Cette attitude porte à s’interroger surtout quand elle est corrélée par le mépris total envers les arts « premiers » du tissu et du fil . Ainsi ai-je trouvé dans la présentation d’un groupe d’art textile novateur, les clubs de brodeuses, dentellières et quilteuses qualifiés d’ouvroirs -sic-, tandis qu’on revendique haut et fort en opposition, le droit d’être muséable ou exposable en galerie d’art pour tout ce qui n’en est pas. Pour les autres, leurs expositions internes suffisent, c’est posé comme indiscutable. En clair : « Restez dans votre ghetto et laissez les vrais artistes entre eux ». Qu’il puisse aussi exister en broderie, dentelle et patchwork des artistes créant librement et de façon indépendante, hors-ouvroirs en quelque sorte, n’est même pas envisagé. Seule la tapisserie est épargnée - sans doute parce que c’est l’art premier entre les premiers. Il est vrai ce ne fut jamais -sauf sous forme de canevas brodé également décrié- un art vraiment domestique et féminisé.

On sent assez le mépris sourdre, même si on concède admiration pour la réalisation ou la virtuosité. Pour la création, non, puisqu’elle est niée. On parle d’ouverture en laissant à la porte celles qui continuent de faire évoluer des arts plus anciens et plus modestes On en parle comme si elles faisaient toujours la même chose, ce qui atteste d’une grande ignorance des dites oeuvres.

Il me semble qu’on serait beaucoup plus novateur ou révolutionnaire en  proposant dans les lieux consacrés aux « grands arts » ce qui a en toujours été injustement exclu, et donc broderies, dentelles et quilts qui sont des arts éminemment textiles dans l’acception première du terme.. Même s’il est tout à fait souhaitable d’ouvrir à d’autres manières de s’exprimer avec tissus et fils.

On rêve donc d’un art textile, dans toutes ses valences, qui n’évoluerait pas en considérant comme inférieur artistiquement ce que la société et ses intelligentsias rejettent, mais qui les accepte et les assimile sans préjugés. Un ouvrage émanant d’une source ancienne avec des matériaux et techniques millénaires peut innover par ce que l’oeuvre propose et signifie tout aussi bien que les créations qui s’appuient sur des sources d’inspiration plus récentes.

On aimerait un domaine où les Beaux-Arts et l’artisanat d’art pourraient enfin voir leur frontières s’abolir précisément en raison de la polyvalence du matériau utilisé et de l’extraordinaire variété de cet art composite. Or, c’est le contraire qui se produit le plus souvent puisque les clivages se reproduisent à l’intérieur-même de la corporation et semblent admis par tous. C’est infiniment dommage, quoique dommageable seulement aux plus humbles et à ceux et celles qui ne pensent pas et ne créent pas « dans le droit fil ».

 

 

1. Voir sur notamment l’article Biologie  de  Charles Auffray in le Dictionnaire culturel du tissu coordonné par  Régis Debray et Patrick Hugues - Babylone/ Fayard  2005

2.On peut lire à ce sujet The Subversive Stitch de Rozsika Parker . Academic Librairy book review 1990

 

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