Assemblage-rythme : du textile à l'écriture, parallèles.

Extrait d'un dialogue avec  Patrice Hugues (2010)

Je publie  cette expérience car il me semble que ce parallèle entre écriture et assemblage  (et non seulement tissage) n'a pas souvent été developpé, l'assemblage d'étoffes, comme on le sait étant  considéré un sous-genre de l'art textile ,un art de "deuxième" -petite- main .. encore trop souvent.Quand

 

Assemblage- rythme

 

Si je reprends votre question , il faut que j’essaie d’appliquer à l’assemblage d’étoffes les coïncidences textes-textiles  qu’on peut développer de façon beaucoup plus évidente, au niveau du rythme, avec le tissage.

Poser comme préalable que dans un assemblage qu’on va dire « classique » , on est en principe, borné par le côté « usage » et technique de la surface ; si le choix des quilteuses se porte sur des cotons à tissage serré et si possible pas trop différents les uns des autres par la texture,  c’est parce que le quilt est à l’origine un objet destiné à être utilisé et donc lavé et que coudre des cotons de texture analogue permet une relative précision d’assemblage, qui donne au dessin  éventuellement géométrique sa lisibilité. Et le  purement formel peut dans beaucoup d’ouvrages l’emporter sur ce qui pourrait avoir signification donc aboutir à un langage comme on obtient en poésie des objets versifiés mais creux ...au niveau de ce qu’on nomme le fond.

 

Il semble que dans beaucoup de quilts « classiques » le tissage n’apporte rien d’autre au rythme que son dessin discret et sous-jacent    et surtout sa souplesse et la manière dont la structure tissée va intervenir dans le toucher de l’assemblage -qui n’est par exemple pas du tout le même avec un tissage très serré qu’avec un tissage plus lâche, voire irrégulier) et dans la façon de capter la lumière(qu’on oublie trop souvent : le tissu n’est pas naturellement photogénique, d’ailleurs surtout vu de loin ).C’est une sorte de continuum qu’on peut rompre.(ou pas) .

C’est aussi une affaire de niveau de langage : beaucoup d’étoffes évoquent une sorte de vie familière, quotidienne, discrète ... mais leur mélange peut leur donner force et singularité (ou y échouer, tout aussi bien) , de même certains auteurs écrivent volontairement avec un vocabulaire très  courant, pauvre, familier et obtiennent pourtant des effets très forts par ce moyen.

 

En revanche dans les quilts qui se dégagent de cette norme utilitaire on peut jouer bien davantage sur les textures, les différents tissages, matières et modifier à l’infini les modes d’assemblages (ce qui explique que pour rendre ou associer ou dire la poésie je n’utilise que rarement les calicots voués à l’usage du patchwork sauf si j’en ai besoin pour exprimer quelque chose avec eux).Comment cette façon de  « dire avec et par les étoffes »,  se met en oeuvre reste très difficile.  Il faut passer de l’ouïe à la vue et le tissu est à mon avis plus complexe comme medium que la peinture et justement par cette complexité il rejoint  l’écriture  littéraire, également , dont la signification et les différentes lectures ne sont  jamais épuisées par aucune glose ou commentaire que ce soit si du moins elle a du corps et de la profondeur.

 

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Le rythme de l’ouvrage quand on est au stade non du tissage mais de l’assemblage textile (travail de rhapsode au sens étymologique du mot) peut reposer sur plusieurs choses.

Il  va de soi que lorsqu’on compose il y a une part d’instinct que ne régule pas encore  la géométrie(si on décide d’en user) . C’est l’instinct qui donne le rythme premier, comme si la voix intérieure d’un texte non encore formulé et la vision intérieure d’une surface non encore construite avaient un rapport étroit (pour moi c’est certain, c’est ainsi que je l’éprouve).

Dans la phrase le rythme vient donc  quasi toujours en premier (et c’est plus vrai encore quand j’écris de la poésie) la musique de la phrase  et la scansion sont en moi avant que les mots arrivent).

Pour parler de rythme au niveau d’une surface textile assemblée, il faut presque admettre que l’oeil remplace la voix et notamment ce  que je nomme la voix intérieure, cette  sorte de chant préalable et qui est du côté du langage informulé (j’aime à partir des tas informes de tissus et fils que parfois je photographie , c’est ce que j’appelle (en me moquant de moi, je vous rassure) mon complexe de Dieu le père organisant un chaos.

Le tissu (les tissus) vient  alors comme un tout chargé de tout ce qu’il est et offre au regard et au toucher voire à l’odorat -car les tissus se respirent- et de ses usages antérieurs également. Il est difficile de « disséquer »  ou si on le fait il faut garder à l’esprit que ce n’est pas quelque chose de conscient au moins en ce qui me concerne quand l’oeuvre s’élabore, mais que cela peut se percevoir ainsi après coup.

 

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La mesure comme je l’écrivais précédemment délimite un espace régulier qu’on va remplir soit de voyelles longues et  brèves (en métrique quantitative) soit de temps forts et de temps faibles (en métrique accentuée) soit de regroupements de syllabes (en métrique syllabique qui est celle de notre langue française mais là il faudrait nuancer par les accents locaux).

 Il est à noter que lorsqu’on lit à voix haute le fait de traîner sur une syllabe longue  peut amener aussi à la dire de manière plus sonore (et de toutes façons elle sera perçue comme dominante).

Ensuite vient donc l’organisation des mesures (blocs ou fragments dans leurs dimensions et leurs nombres, le choix des symétries et des asymétries ) , et du détail à l’intérieur ; la différence essentielle avec l’écriture et notamment en prose c’est que quand j’écris j’use rarement de mètres réguliers et la longueur des mots et des phrases s’impose comme allant de soi. Il n’y a pas de calcul, ni de stratégie dans ma manière d’aborder l’écriture (même si je planifie et organise, forcément, mais toujours après coup, alors  que le temps de l’élaboration d’un quilt/ou tableau textile  est déterminé à la fois avant par un plan ou un dessin, et pendant où j’improvise beaucoup. Il n’y a pas d’après possible, sauf à tout découdre et recoudre autrement, ce qui en général décourage le repentir... tandis que le texte et l’image numérique peuvent être toujours modifiés et de manière rapide , et en gardant  aujourd’hui des versions successives de ce qu’on a fait.

 

Quel que soit le mode de « mesure » choisi il y aura des éléments qui auront relief dans le phrasé du texte et d’ autres qui seront plus en retrait.

 

 Pour qu’il y ait rythme dans une surface textile  il me semble qu’il doit y avoir deux choses au moins qui vont obliger l’oeil à en percevoir une comme forte (et là il s’agit non de mesure mais d’accent) et une autre  plus faible , avec des combinatoires plus ou moins étendues, plus ou moins intriquées  de ces possibilités.

 

-par un contraste plus ou moins violent de couleurs   ou de valeurs , lequel peut se faire de manière juxtaposée ou diffuse.

-par une structure tissée très particulière, reliéfée par exemple(ou un contraste de textures mettons lisse-reliéfée)

- par une différence de dimension et d’échelle dans les motifs et un passage de l’un à l’autre

 -par un contraste tissus à usage trivial domestique banal, tissus à usage qu’on va dire noble -

- par des ruptures dans les lignes de force celles des étoffes directionnelles comme celle des fragments, qui peuvent être soulignées ou au contraire brouillées.

 -par le jeu des motifs ou tissage sur les étoffes et même par les modes de coutures et de connexions qui peuvent être nettes, ou diluées par la broderie, l’adjonction d’un voile, d’une dentelle , ou par le matelassage qui relièfe et unifie tout à la fois.

- par des oppositions de brillance et de matité...

Tout cela correspond à des intrications complexes qui s’ajoutent à celles du ou des modes et tissage et qui produisent une sorte de mouvement.

 

Dans le texte il existe des temps de parole et des temps de silence plus ou moins longs. Au niveau des phrases lues les pauses que sont  les espaces entre les mots, les ponctuations mais aussi les paragraphes, les chapitres,les « blancs », tout cela appelle une suspension de la voix et du regard.

 Au niveau des tissus cela pourra se marquer de manière différente.

 Par exemple au niveau des subdivisions d’une unité (mesure  de base qui correspond au bloc en patchwork ) : si on compose dans la même surface avec comme base un carré de 20 cm de côté en l’utilisant tel quel , l’oeil va automatiquement se reposer dessus presque comme sur un temps de silence et il le fera d’autant plus que le fragment sera dépouillé de caractéristique forte;   en le subdivisant  plus ou moins on va amener l’oeil à faire ce qu’on fait avec l’oreille quand on écoute une phrase. Une phrase hachée par des monosyllabes ne va pas produire le même effet rythmique qu’une autre composée avec des mots plus longs, des pauses plus courtes et moins nombreuses et là le décompte des syllabes peut avoir une relation avec le nombre de centimètres alloué à chaque fragment.

 

Les temps de silence et de pause peuvent être marqués par les zones où l’oeil se repose et on peut ainsi composer de façon plus ou moins sereine ou dramatique.

 En fait tout cela joue ensemble et non séparément et s’élabore en ce qui me concerne rarement par calcul pur -ce que  je nomme stratégie- ce qui n’empêche pas que la structure par derrière puisse reposer sur quelque chose de nombrable sinon de numérique. (Je passe beaucoup de temps à compter mes bouts d’étoffes et pour l’équilibre syllabique de mes phrases, je sens  quand il y a un élément en trop , que ça boîte).

 De même le style d’un écrivain dépend en partie de toute cette structure sous-jacente, qui est là presque comme une machinerie permettant de faire fonctionner l’ensemble. C’est en deça même du sens, ce qui permet d’entrer dans la pensée par des portes instinctives. De quelque  côté qu’on le prenne le rythme ramène au corps et même à ce rythme premier qui est celui de notre coeur  en deux temps.  Donc à la vie, tout simplement.

Je n’ignore pas que le langage numérique fonctionne  en binaire, mais je n’ai malheureusement pas la formation scientifique qui me permettrait  d’approfondir  cet aspect. J’ignore tout des langages informatiques.

 Ensuite il faudra placer les éléments dans un certain ordre qui obéira évidemment non pas à une logique, mais  à une signification faisant appel à l’émotion esthétique. Et ce placement pour moi se fait donc dans ce mélange d’instinct et de rigueur presque mathématique.

En annexe je soulignerai qu’un ensemble de mots choisis au hasard et juxtaposés ne constitueront jamais un texte, de même que si on pose des carrés ou autres morceaux  les uns à côté des autres sans ce double travail de la voix-vision intérieure et de la composition rythmique on a toutes les chances que ça ne « parle pas ».

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Le rythme peut aussi se comprendre par rapport à la dimension générale de l’ouvrage(et à ses subdivisions) et donc être lié au temps de la fabrication.

 Si j’ai toujours associé dans mon esprit les quilts de grandes dimensions aux structures narratives, c’est aussi par rapport à la structure d’ensemble, et la longueur  d’un ouvrage littéraire.

 Tandis que les plus petits se rapprochent davantage pour moi des textes poétiques, même s’ils ne sont pas forcément associés explicitement à un texte écrit, il y a toujours une sorte de sous-jacence de ce langage qui part de l’informulé pour aboutir à l’articulé plus ou moins « intelligible » et en tout cas perceptible selon le genre élu de façon  plus ou moins univoque.

Un livre se décompose en chapitres et un quilt peut se décomposer en blocs (on apprend dans les cours de patchwork basique à retrouver cette structure première ) ou à défaut d’une structure régulière en sous-parties qu’il faudra bien recoudre ou assembler ensemble, et à ce stade je trouve un ouvrage littéraire plus proche d’une surface assemblée que d’une surface tissée qui elle est tout d’une pièce. Disons dans ma pratique d’écrivain j’ai toujours écrit non pas de manière linéaire comme une toile qu’on déroulerait, après l’avoir tissée par le langage,mais par séquences tissées -assemblées  que je réassemble ensuite et même parfois à des années de distance. Il y a dans ma façon de  créer/ écrire une nécessité de coudre, voire de recoudre comme si je résistais par ce moyen à des phénomènes de destruction de la vie en moi et  hors de moi. La couture est effectivement presque un acte de résistance , coudre et pas coller parce que la couture préserve  aussi beaucoup mieux la liberté du support, parce qu’elle permet aussi de transformer une surface plate en  objet tridimensionnel  et là, l’aspect va encore proposer une autre lecture. A noter qu’on parle de surface, mais que le tissu déjà possède son relief et a fortiori l’assemblage de tissus qui garde, même posé à plat,  son épaisseur.

 

Ces points de vue divers avec lesquels peuvent se percevoir ces couvertures nommées patchworks  sont peut-être des manières de perception critique comme il en existe pour les textes une lecture critique ..Il est à noter que lorsqu’on en offre une, le traitement dont elle fait l’objet va dépendre de  ce point de vue ... qui va de l’absence totale de considération- conforme à la perception de l’objet dans notre société-  Aussi les retrouve-t-on souvent  décolorées par des lavages agressifs et réduits à l’état de guenilles pour la sieste des chats et des chiens, ou bien jetés dans un drapé élégant sur un fauteuil ou un canapé, ou bien encore sur un mur ...

Quand on donne à lire un texte cela peut aller aussi du rejet total (la non-lecture) - à noter qu’on se sert aussi des livres qu’on ne lit pas quand ils ont une jolie reliure pour décorer les étagères - à l’adhésion respectueuse, si j’ose dire , voire dans le plus chanceux des cas l’enthousiasme, la communion de sensation (et cela s’obtient vous le savez encore mieux que moi par les objets d’art textiles , parce les sens sont immédiatement convoqués, ce qui est difficile à mettre en écho c’est l’émotion du texte en liaison avec l’émotion du textile, émotion étant comprise comme mouvement de l’âme qui fait sortir un bref instant hors de soi)

 

Si pour moi l’élaboration d’un texte est plus proche de l’assemblage, c’est parce qu’un texte est une structure très complexe et aussi ambivalente que celles que vous signalez pour le tissu dans votre article Entre-deux du dictionnaire culturel du tissu . A ce point que la dernière phrase que vous écrivez  «  existe-t-il une autre réalité dont la structure puisse ainsi s’appréhender comme un tout , cohérent, et même temps  être perceptible, par nos sens dans ses unités minimales ? » je pourrais la reprendre au compte des assemblages d’étoffes tel que je les conçois  car pour moi il s’agit de donner cohérence  qu’il s’agisse d’un tissu composé de tissus, ou d’un texte  littéraire, et d’obtenir un regard au moins double :  sur l’ensemble et sur le détail. De proposer aussi plusieurs profondeurs pour y pénétrer.

C’est une autre manière de structurer, en l’articulant, le textile. Non insignifiante, signifiante autrement.

Que cette activité soit  peu ou prou en déshérence et en friche culturelle n’empêche pas pour moi que cela soit une expérience liée à ma vie si j’ose dire par toutes mes fibres.

Il y a aussi cette liberté des étoffes  assemblées qui rejoint celle de la parole et des mots(et celle du corps) avec sans doute les mêmes risques  (et joies) quand on désobéit aux « codes » .

 (on peut évoquer aussi l’excellent livre de Claude Fauque le Patchwork ou la désobéissance)

 Mais  ce serait un autre sujet ...

 

En annexe je me permets de joindre deux extraits de la  Demeure Mentale  récit dont je suis l’auteur et qui a été rédigé en 1987-88 et publié en 2005 parce qu’ils ont un rapport avec ce que j’exprime ici.

Je précise que la narratrice est une petite fille hantée par son langage intérieur et qui refuse celui des hommes pour cause d’étroitesse et d’inadéquation à ce qu’elle voudrait exprimer.

 

Dès lors, je me confinai dans la véranda où Madame Lavaur s'absorbait souvent dans d'interminables travaux d'aiguilles. Près de son époux, elle passait une heure, au moins, chaque après-midi, à broder des nappes fleuries ou à coudre d'immenses patchworks. Ce travail-là surtout me passionnait, j'en surveillais l'évolution : du minuscule carré que l'on coupe, au jeté de lit achevé.  J'étais toujours surprise par l'ordre que l'institutrice retraitée imposait à ses assemblages. En mon esprit, je reconstruisais l'ouvrage selon des contrastes plus violents, tandis qu'elle mettait tout son soin à glisser, par le jeu des nuances, d'une couleur franche à une autre ; moi, j'associais du regard les jaunes aux violets, les verts aux roses intenses. Le tissu reconstitué s'animait d'une vie profonde et discordante, d'une exubérance de végétation exotique.

         Cependant, l'infirme, quêtant mon intérêt, essayait de raconter d'une voix cassée, presque inaudible, ses exploits passés à la chasse, à moins qu'il ne se remémorât ses lectures. Je saisissais les mots "canard", "chevreuil" ; tout s'agençait comme un bestiaire dont les images me restaient inconnues. Quand j'entendais "meute", mon âme s'emplissait aussitôt d'un mugissement sourd et ininterrompu, je sentais planer autour de moi quelque chose d'affreux, de sinistre, d'inexprimé que je ne peux aujourd'hui imputer au sens d'un récit que je ne comprenais pas

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Je rassemblais les mots comme autrefois les cailloux, les brindilles et, s'ils me retenaient davantage, c'est parce que leurs combinaisons me semblaient quasiment infinies. Mon rêve était de créer un langage nouveau où les termes auraient changé de sens, où la narration se serait métamorphosée sans cesse sous les yeux du lecteur. J'aurais voulu un texte dont tout varie : la couleur, la forme, la luminosité. Un texte-ciel. J'ignorais encore qu'un poète de génie avait inventé des couleurs pour les voyelles. Sa trouvaille n'aurait pas suffi à ma démesure, à ma passion. J'y aurais adjoint pour les lettres autant que pour les mots, le relief, le mouvement et l'odeur. Je m'irritais souvent de voir mes somptueuses et sombres affabulations réduites à une forêt de signes noirs et serrés, platement agencés sur la surface du papier.

 

Dictionnaire culturel du tissu  article Entre-Deux p 94-95