Mots et tissus

Extraits d'une réflexion sur les liens entre mots, tissus et arts textiles.

Je publie ici quelques extraits d'une réflexion écrite en janvier 2011 dans un échange "privé" .

Il m'a semblé dommage de garder ces réflexions pour moi si quelqu'un d'autre d'aventure leur trouve un intérêt (même si un(e) seul (e) !)

Même si ces pensées  sont assez... décousues. Ce sont des idées lancées comme des points.

 

Mots et motifs 

L’étymologie  ne les rapproche pas comme textes et textiles, puisque mots viendrait du bas latin muttus qui signifie grognement et que le motif lui dérive du verbe movere qui implique le mouvement , ce qui met en route et émeut.

Cependant la ressemblance phonique a pu primer la ressemblance « scientifique »  et provoquer ce  que certains linguistes appellent des « fausses étymologies » d’autant que les mots peuvent tout aussi bien mettre en mouvement et en émotion.

Le langage des mots est perçu comme  abstrait ou tout du moins immatériel,  le langage des étoffes se perçoit directement par les sens (vue, toucher, odorat) même s’il existe en quelque sorte, outre un vocabulaire des sensations,  un goût des mots perceptible surtout en poésie ou prose poétique à ce point que certains textes peuvent être ressentis comme « goûteux »  ou fades, d’autres au contraire font davantage appel à la vision ...

Les mots touchent, les tissus  (se ) touchent .Donc par derrière, il y a bien corrélation sous-jacente, même dans les aspects qui semblent les plus éloignés.

Certaines écritures restent « plates » et d’autres suggèrent une tri dimensionnalité par leur pouvoir de suggestion. Il y a des textes qui tissent entre émetteur et récepteur quelque chose qui échappe à l’analyse rationnelle (ce qu’on nomme le pouvoir de suggestion souvent dû au style, bien que celui-ci reste difficile à définir)

 

Le mot écrit ou  brodé sur le tissu prend une matérialité différente de celle du papier (ou maintenant de l’écran). Le texte comme le textile ramènent à une notion de surface et de support, plus le relief (des fils, des tissages ) et donc la profondeur vraie ou suggérée.

Au départ le mot était image (idéogrammes), et les images figurant les mots pouvaient se retrouver sur les tissus.

Il existe un  jeu entre les lettres calligraphie /calligramme et motifs par exemple arabesques, courbures diverses , dans quelle mesure le motif rappelle-t-il  une calligraphie ?

La technologie permet à présent d’imprimer sur tissu n’importe quel texte mais on pouvait auparavant aussi écrire et peindre les textes comme par exemple les poèmes sur les crazy victoriens, ou les phrases à caractère politique sur certains quilts américains anciens. Et bien sûr les broder.

Il y a entre écrire et broder une identité des gestes par rapport au support écrire c’est au départ gratter un support pour y déposer de l’encre ou des pigments, broder consiste à déposer des fils sur la surface par le moyen d’une aiguille.

 

Au delà le point : point de broderie, point de la ponctuation

Avec parfois identité de formes (pointillés et point avant ou encore point avant et traits d’union), ainsi j’ai developpé parallèlement à l’aspect pratique (tenir les étoffes ensemble) ou décoratif (faire joli ou beau peu importe) un ou même des codes complexes auxquels s’ajoutent ceux des points automatiques des machines qui sont combinables et modulables à l’infini. Je sais que, bien sûr,  d’autres artistes le font aussi.

On peut y ajouter le traitement des lettres dans les innombrables abécédaires et « exemplaires » : lettres et points sont alors étroitement liées.

Si on se dégage du sens des mots toute écriture devient motif ornemental, tout motif peut à l’inverse redevenir écriture et au delà il peut acquérir d’autres significations par l’usage esthétique qu’on en fait soit seul (le morceau d’étoffe isolé) comme on regarde une calligraphie étrangère qu’on ne saisit pas dans sa littéralité, mais qui reste quand même porteuse de sa signification.

Je rapprocherai ce point aussi du morceau d’étoffe récupéré qui arrive dans l’ouvrage chargé de son passé - que  souvent seul l’artiste connaît- et qui reste une lecture intime, secrète de l’oeuvre, mais  (j’en ai fait l’expérience lors d’une exposition) que certains perçoivent par osmose.

Un patchwork  ou autre assemblage ou construction textile peut être vu comme un texte en tissus mais un texte qui ne va pas être appréhendé par l’intellect, mais par les sens -c’est la différence fondamentale.


Un patchwork n’est pas plus  un ensemble de tissus juxtaposés qu’un texte n’est un ensemble de mots posés les uns à côté des autres : il se dit quelque chose avec et entre...à ce point qu’à force de travailler en liaison, les mots semblent avoir des couleurs et les tissus correspondre à un son , c’est une expérience de synesthésie telles qu’on les affectionnait à la fin du XIX siècle ou début du XX siècle.par exemple .  (voir A Rebours d’Huysmans) ou certaines pages de Zola.

 Le tissu force presque automatiquement à regarder /toucher pour être vraiment perçu dans sa totalité.  C’est ce que fait que l’oeuvre textile est aussi moins transmissible par envoi -on n’envoie que la photo le texte lui peut-être transmis tel qu’il est- , plus périssable . Et plus unique. Quand on donne un texte on le garde,  quand on  se sépare d’une oeuvre textile, on la perd en quelque sorte.. plus exactement on en perd une caractéristique essentielle : le toucher..- c’est vrai aussi des autres oeuvres d’art, il est vrai hormis celles qui sont à tirage limité(photos, gravures).Mais c’est plus vrai du textile qui contient un appel vers des sensations tactiles.

 Le tissu en lui-même est porteur comme les mots d’un passé les modes vestimentaires passent comme la langue évolue. Il y a des mots obsolètes comme des tissus « démodés » ou qui datent. De même le tissu peut redevenir à la mode , comme le mot (je pense au mot thune pour désigner l’argent , par exemple ou à l’injure « bouffon » ), avec parfois une perception différente du mot (ou du tissu) puisqu’il va s’intégrer à une autre époque. Certains tissus à la mode actuellement sont des copies de ceux des années 70 ...

 J’ai notamment beaucoup réfléchi sur les tissus fleuris, parce que je ne les perçois pas du tout comme la majorité des artistes textiles (ce dont je m’explique dans le livre), plus exactement j’en ai une double perception celle qui vient de l’a priori (c’est naïf au mauvais sens du terme) et celle qui vient de la contestation de cet a priori.

Je milite si j’ose dire pour un regard intemporel sur les textes comme sur les textiles.

  • Un texte datant d’avant Jésus-Christ peut résonner de manière actuelle en ce que l’homme a en lui une part de permanence , de même un tissu  « démodé » ne se conçoit pour moi qu’en terme d’habillement      et de décoration, c’est à dire du côté d’un consensus sur l’apparence qui fait que ce qui était au goût du jour devient démodé puis ridicule, et moqué. Pas dans une perspective de valeur dégagée de  marqueurs temporels.

Il est vrai que là il s’agit plus du tissu employé pour vêtir que du tissu comme matériau artistique pouvant être employé indépendamment de cet usage. Mais l’assemblage de tissus communément appelé patchwork (mot que je n’aime pas, mais que j’accepte par force de l’usage) s’en dégage mal puisque d’un côté on songe couvertures, de l’autre vêtements.

 

 Jeux de mots et jeux d’étoffes 

Imaginons que pour un dessin donné j’établisse par pixellisation un diagramme quelconque. Nous avons déjà là une lecture nouvelle du dessin premier . Si je décide de réaliser ce dessin en canevas je vais y ajouter le choix des fils et des  nuances mais cela restera très proche de cette seconde lecture pour  ce qui est du regard « spatialisé »

   Les tesselles-points seront perçues de manière très proches de la tesselle-pixel. L’interprétation restera « plate ».

      Si en revanche je décide de rendre les pixels par des tissus imprimés de motifs , je vais y introduire forcément encore un autre niveau de lecture (il pourra rester esthétique -de façon formelle- ou prendre une signification). Ce jeu pour moi s’apparente à ce qu’on nomme «  les mots entre les  mots  ce jeu qui consiste à écrire un texte à double sens mais en gardant les mêmes sonorités.

Exemple  Faire plaisir peut se lire aussi : faire play, sire, ou faire plaie, sire. Jeu de  « rhétoriqueur » mais pas seulement au regard des travaux psychnalytiques sur la question.. On peut faire surgir des émotions, sensations, significations des rapprochements d’étoffes comme des mots.

Le détail d’un ouvrage textile peut-être perçu comme une citation tronquée d’un texte.

 

Expériences personnelles

 J’ai commencé à percevoir le rapport texte-textiles au moment où je travaillais beaucoup sur les contes et le folklore en littérature, mon premier essai en 1992 fut de tenter de raconter une histoire en tissus, non pas en faisant des scènes figuratives  en tissus appliquées genre BD qui retraceraient l’histoire, mais bien en choisissant les tissus en fonction d’un  rapport qu’ils me semblaient avoir avec ladite histoire. La structure elle-même et le placement des étoffes ne me semble  non pas coïncider avec une quelconque narration, mais établir un réseau de correspondances , qu’il est difficile d’analyser linéairement. A ce stade , le fragment de tissu était pris dans sa totalité : sa forme (des triangles ou des carrés) , sa couleur , ses motifs. Certaines traductions du texte au textile pouvant s’établir « littéralement » et de façon primaire en quelque sorte : par exemple des feuilles pour figurer la forêt mais également au second degré : les cretonnes anciennes aux tons un peu pâlis restituent plus une atmosphère qu’une littéralité du texte.

à terme le quilt évidemment évoque plus qu’il ne raconte. C’est en fait aussi un langage par l’abstraction des formes - d’où l’importance pour moi de la géométrie- Il est donc difficile d’isoler un élément de l’ensemble dans une composition qui est intriquée.

Ensuite cette expérience m’a donné l’envie de tenter la même chose mais avec une technique et des étoffes différentes à savoir celle des crazy quilts. Les tissus employés étant beaucoup plus variés que dans une courtepointe d’usage en coton.  J’élargissais en quelque sorte mon vocabulaire   de base de la broderie surajoutée ramène à une écriture en effet de surimpression (écrire avec  les fils sur l’écriture par les tissus), de même les formes étant plus libres cela m’a semblé quelque part, lié à une  syntaxe. Évidemment dit ainsi c’est caricatural.

Le tissu est à la fois vocabulaire et grammaire mais en plus de l’appel vers un sens abstrait, il peut aussi-on y revient toujours-  se voir- se toucher. D’où l’importance de la texture dans l’art textile contemporain , qu’on trouvait déjà dans les crazy quilts évoqués ci-dessus.

 

Voir ramène à la symbolique des couleurs mais évidemment des motifs par exemple un oiseau peut être là comme élément de l’histoire mais aussi évoquer le départ, l’envol, la liberté, l’âme  etc .. en même temps il est élément graphique. Et en plus il est mot dans l’histoire.

  • Parfois quelque chose se dit par le contact de deux étoffes (ou plus) pour prendre un exemple simple,voire simpliste dans mon ouvrage  Peau d’âne l’inceste est évoqué par le contraste entre deux tissus évoquant la chair, la blondeur et l’aspect plus rude d’étoffes sombres. lesquels évoquent aussi la peau d’âne protectrice .Quelque chose comme un rapport proie/prédateur qui est inclus dans le conte.
  • Le langage par le toucher, la texture est sans doute celui qui s’éloigne le plus des mots mais cela ne l’empêche pas d’en être proche, souvent à la manière de deux parallèles, qui ne se rencontrent que si elles sont mises en perspective.
  • Ensuite le hasard a voulu que je rencontre des poètes qui m’ont permis d’illustrer leurs textes , j’avais quand même fait mes premières armes sur les miens.
  • Je n’avais pas trop envie de reproduire ce qui se faisait déjà : écrire des fragments de poèmes sur des étoffes et les intégrer à une composition non que ce soit une démarche sans valeur à mes yeux, tout simplement je voulais essayer autre chose. Là j’ai travaillé un peu en « aveugle-voyante » le texte sur les genoux, les mains dans les tissus , même si au final, j’aurais pu rendre compte de mes choix par rapport au texte, je ne voulais pas non plus de cette littéralité. Bien sûr il m’est arrivé de mettre un  tissu représentant un éléphant quand le mot était dans le texte -ce qui reste une approche très basique - mais j’ai essayé autant que j’ai pu  de me laisser envahir par des images que je qualifierai d’adjacentes! Entre toutes les écritures la poésie m’a toujours semblé la plus évidente à mettre en tissus peut-être parce que  j’ai écrit des poèmes et cousu brodé presque toute ma vie, je pense que cette familiarité que j’en ai est très subjective et que pour cette raison, la démarche,-telle que je la vis et tente de mettre en oeuvre- reste étrangère à beaucoup de monde, même si le rapprochement textes-textiles est beaucoup plus au goût du jour qu’en 2003 quand j’ai exposé dans l'indifférence la plus complète du moins des milieux arts textiles. A présent si on tape "texte et textiles" on trouve beaucoup plus d'artistes sur le créneau si j'ose dire...