Textimité ou la poésie cachée

La poésie, on en écrit beaucoup, et on n'en lit plus. Je voudrais expliquer que pour moi, et tout autant que la création par les textiles, c'est une expérience liée à ma vie,  c'est un appel très fort et très naturel  qui m'est venu lorsque j'étais  adolescente. Une vraie vocation. L'impression que ce que j'écrivais venait de bien plus loin que moi Je me sentais proche de celles qu'on appelle en Corse " voceratrices" - la lecture de Colomba de Mérimée n'est pas pour rien dans cette vocation- ..Ce qui signifie nullement à mes yeux, que je me prends pour un génie : je dis juste mon expérience.On peut être inspirée et rester médiocre...

Il ne s'agissait pas de se mettre devant une feuille et de dire "je vais faire un poème" comme on dit "je vais faire un dessin". La volonté n'y prenait point de part. Le poème qui venait m'obligeait à prendre crayon et papier, et parfois la nuit sous mes couvertures, ce qui donnait bien sûr, et déjà un texte illisible dont le souvenir s'était perdu à l'aube.

Je lis aussi beaucoup plus de poèmes et de textes poétiques que de romans , j'ai besoin de ce langage particulier. C'est presque pour moi une langue dans la langue. Une langue première , qui même si elle s'exprime dans l'idiome maternel et défie la traduction , atteint à un sens qui n'a plus besoin de  ce support qu'est la langue rationnelle et logique pour être perçue, car elle se ressent, elle s'éprouve, elle touche comme le tissu se touche et nous touche. Il faut laisser la logique, voire le bon sens à la porte , ça n'empêche pas de le retrouver ensuite dans les domaines où il est nécessaire.

 Une visite dans une grande librairie où j'ai constaté que le coin réservé aux poètes était réduit à trois malheureuses étagères , et qu'évidemment il était hors de question d'y trouver des très contemporains, pas même ceux de mes amis ou relations  qui étaient publiés (mais sans doute pas ou peu diffusés) m'a confirmé ce silence, cet oubli , cette indifférence.

 De l'idée que ça ne se lisait pas, mais aussi qu'on n'avait pas à se préoccuper de comprendre par la logique (pas plus qu'une musique ou un tableau)  j'ai commencé à tirer des images numériques toutes issues du seul texte scanné et par transformations multiples, parfois très complexes. Ensuite, j'ai imprimé sur différentes sortes de tissus du plus épais au plus subtil , et la manière dont le tissu était tissé, texturé se mêlait  étroitement aux mots. L'idée était  aussi que lorsque quelque chose devient interdit (ici par l'illlisibilité) il en devient peut-être plus désirable  (et le toucher du tissu en participait).

 J'ai donc écrit sans m'arrêter, presque sans respirer comme on fait un pensum, comme on se révolte aussi contre des lois et des nomenclatures qu'on sent peser contre la force vive de la création et qui la condamnent à cet oubli qui est mort.

 Le texte choisi d'ailleurs en parlait de la mort .. mais d'une mort acceptée sereine et douce comme l'inélluctable, pris avec philosophie.Avec humanité. J'ai écrit le poème de façon répétitive et puis des phrases qui me passaient par la tête et j'ai même écrit en latin pas par cuistrerie ou pédantisme mais parce que  j'aime , connaît et lit encore la poésie latine. J'ai écrit que j'en avais assez d'écrire vainement ... de créer vainement et j'ai écrit que je créerai justement en prenant ce vide comme fondement. J'ai écrit aussi que je n'étais pas dupe de ce que je faisais, ni du fait que ça faisait plus "branché" que mes géométries jugées ordinaires par beaucoup qui décident de ce qui vaut ou pas ...J'ai écrit en me révoltant aussi contre ce  que j'étais en train de faire et qui dérogeait à mes  habitudes , contre le confort de ce qui me rassure et que pourtant, je ne minore pas .

 Ma fille qui était près de moi m'a demandé si je n'étais pas devenue folle, et j'ai ri. Non : j'étais bien et parfaitement lucide !

 Quand j'ai eu fini, j'ai plié les bandes sur le secret du texte couleur de chair et couleur de linceul , et j'ai piqué à la machine, des mètres et des mètres de bandes comme un chemin vers... puis j'ai tissé  une structure souple dont la forme évoque aussi la claie sur laquelle on traînait les condamnés.

 Ensuite j'ai ménagé dans cette structure des moyens de "lire" par le toucher, ces poèmes devenus illisibles : des poches, des liasses, des enroulements , des soulèvements.La structure n'a ni endroit ni envers et l'idéal aurait été qu'elle n'ait non plus ni haut ni bas mais quand on veut accrocher c'est impossible.

 Tel qu'il est l'objet textile a été présenté à l'exposition Abstractions poétiques en 2010, sur arts-up.

 Sans aucun écho. Mais je dis cela comme une constatation, pas comme un regret. Je ne regrette jamais ce que je  créé et encore moins de l'avoir créé : ce serait un non-sens.

 Ps le poème est lisible pour  celles et ceux  qui m'en feront la demande ...

Quelques images numériques utilisées dans l'ouvrage

Quelques détails