Questions de vocabulaire ( 3 )

Traditionnel, contemporain, art textile.

 

 

Difficile là encore de s’y reconnaître ...surtout si on va un peu plus loin que les étiquettes généralement admises.

 On a l’habitude d’appeler traditionnel les quilts issus de ce qu’on nomme la tradition anglo-saxonne et américaine . Ces ouvrages sont soit fondés sur des  carrés appelés blocs ou des gabarits uniques, soit en appliqué avec dessins répertoriés  (les Baltimore en sont un exemple),   soit encore les crazys de « style » ancien., plus quelques autres genres que je passe pour ne pas alourdir!

Et déjà ces trois genres, si on y regarde même pas de près montrent  bien que « traditionnel » ça ne veut pas dire quelque chose de bien précis et encore moins de monolithique . Quoi de plus différent par exemple qu’un crazy de style victorien et un quilt en tissu uni style Amish ? Tous les deux pourtant seraient  estampillés « traditionnels ».Et même à l’intérieur d’un genre. Par exemple les quilts faits à l’aide de blocs sont-ils automatiquement traditionnels ? Certains, par leurs audaces dans les choix de tissus, une composition particulière etc.  ne s’inscrivent déjà plus dans une tradition qu’ils transcendent et dépassent ... Les livres d’art quilts en offrent quelques exemples, signe que la frontière est formelle plus que réelle.

Et il a toujours été plus facile de cataloguer que de se questionner. L’un rassure, l’autre déstabilise.

D’autre part si les Américaines des USA  ont étendu et codifié le quilt fondé sur des blocs soigneusement répertoriés elles n’ont pas inventé le patchwork à géométrie régulière, pas plus que le crazy. Si vous en voulez une preuve rapide , il suffit d’étudier les quilts au Royaume-uni .Par exemple les quilts gallois, antérieurs aux Amish, seraient selon certains historiens du patchwork leurs ancêtres. On n’en est pas certain mais force est de constater que la ressemblance est extrême. Et pourtant un peu partout les Amish  seraient des « précurseurs de l’art abstrait » , qui  soit dit en passant, existait déjà en tant que motifs sur les vases grecs de l’époque dite géométrique.

Toutes les quilteuses chevronnées connaissent la date de 1971 et l’exposition de  quilts traditionnels au Whitney Museum initiée  par deux collectionneurs américains  dont le but aurait été de  faire connaître le patchwork comme un art à part entière. On fait partir souvent de cette exposition, qui voyagea  en Europe et en Asie,  et passa par Paris en 1972 , la vogue d’une renaissance du quilt appelé Quilt revival. Renaissance qui perdure encore, encore qu’il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont elle a été managée et exploitée et notamment sur la manière dont chaque pays y a réagi, par rapport à sa culture spécifique sous l'influence des diverses Guildes qui se sont crées, mais aussi de tout un arrière-plan devenu au fil des ans de plus en plus tourné vers le commerce plutôt que vers la création.Là encore l'optique américaine du business a eu une influence.

Quarante ans plus tard si les galeries d’art  s’ouvrent -timidement-  aux artistes textiles les quilts mosaïques  ou à l' aspect jugé traditionnel  en sont toujours exclus. On va voir pourquoi.

Dans les années 1980 déjà, date à laquelle je commençais mes premiers pas, on parlait déjà de quilts contemporains. On entendait par là tout ce qui s’éloignait de cette tradition dont je viens de montrer  la variété et les possibilités d’évolution. Et on sentait poindre la partition . le contemporain se présentait comme étant original,  "novateur" sortant des sentiers battus et j'en passe..

.Pourtant en 1994 Claude Fauque écrivait dans son remarquable ouvrage « Le Patchwork ou la désobéissance  à propos des qulits dits traditionnels :  « Le patchwork quilt ou appliqué peut-être considéré comme un art précurseur, à l’art abstrait non figuratif. A l’écoute de leur intuition et de leur inspiration et en utilisant un matériau intime de l’univers féminin, ces artistes ont su libérer leur nature créative parfois contenue au plus profond d’elles-mêmes""

Et parlant toujours des quilts dits pourtant traditionnels ,  elle note «  pop art, op art , abstraction géométrique , collage tout cela a été recensé sans le savoir sous les doigts des quilteuses ».

Alors si tout cela y était déjà c'est que ce n'était pas si différent formellement de ce qu'on a appelé ensuite le contemporain qui lui s'inspire aussi  des mouvements de peinture abstraite, mais là pas en précurseur, bien évidemment , mais en suiveur. Il suffit de mettre côte à côte des livres d'art quilts récents et des livres d'art contemporain, c'est patent, même pour un non spécialiste. On se demande par quel tour magique de passe-passe ce qui fut un art premier précurseur a pu se retrouver le symbole d'un classicisme ringard lui qui aurait pourtant annoncé tant de choses !

L'explication nous en est donnée ici :

Dans le livre  Quilt around the world, Spike Gillespie (voir l’article  dans mon blog) ,étudiant l’évolution du patchwork après 1971 aux USA,  note ceci (je traduis  pour la commodité) : "D'un autre côté un nombre croissant de quilteuses , quelques-unes possédant une formation  aux Beaux-Arts, comme la peinture (...) ont choisi spécifiquement l'art du quilt  comme la forme la mieux adaptée à leur travail qu'il soit  figuratif, abstrait ou en trois dimensions. Le travail créé était intentionnellement de l'art, destiné à être exposé en galerie et musées.Parmi ce groupe  plusieurs évitent le mot "quilt", préférant qu'on les appelle artistes textiles ou fiber artists (je ne traduis pas le mot qui n'a pas d'équivalent en français)  Une des raisons de cette attitude vient du fait que bien que  certains critiques et amateurs  d'art aient accepté le quilt comme une forme d'art, pour d'autres, il restait attaché  à cette activité comme un stigmate ce qui peut entraîner de la part des galeries et des collectionneurs  des attitudes méprisantes."

Ce n'est pas moi qui le dis, mais une historienne du patchwork.  Et j'étais fort aise de le lire sous sa plume, vu que je m'égosille à le dire depuis des années sans être beaucoup entendue. Vous avez l'explication du clivage : les vrais artistes n'aiment pas trop qu'on les confonde avec les dames des "ouvroirs" faisant de jolies couvertures, préjugé qu'on retrouve dans pas mal de professions de foi d'artistes textiles françaises qui fondent des groupes, organisent concours et expositions,  voulant se démarquer de ce pelé, ce tondu, ce galeux de patchwork à structure dite "traditionnelle". On y sent aussi un mépris de caste et aux Usa comme en France si on y regardait de près on y verrait de clivages sociaux en filigrane. Il n'est pas de bon ton d'en parler, mais déjà, on peut faire la remarque que rares sont les femmes issues de milieux populaires qui ont pu faire des études aux Beaux-arts, et une étude socio-culturelle recoupant les grands noms de l'art textile et leur milieu social, leur formation initiale  n'a jamais été faite, Les querelles féministes sont aussi passées par là , puisque toujours aux USA les premières ligues  voyaient le patchwork comme le symbole de l'aliénation féminine ... d'autres plus nuancées ont compris quel espace de libre expression c'était, justement .

Enfin vers la fin des années 1990 et les débuts des années 2000 ;  l’art textile est arrivé , sous prétexte dans les deux cas d’innovation .et d’originalité.  Pour ce qui est de ses complexités je renvoie sur  l’article que j’ai écrit déjà à ce sujet, je ne  ferai que le répéter ici.

lien vers art textile ou l'ambiguïté structurelle

 L’art textile, c’est en gros tout le reste  qui peu ou prou à un rapport étroit ou très vague avec fil et tissus  y compris tous les mixed media avec tissus. On appelle mixed media les oeuvres mélangeant les matières. J'ai déjà fait la remarque ailleurs qu'avec le tissu c'est enfoncer une porte ouverte un quilt en laine et coton est déjà constitué de deux matières différentes...stricto sensu.

On aurait pu en profiter pour annexer les peintres qui peignent sur toile comme artistes textiles mais dans ce domaine comme en beaucoup d’autres c’est l’art dominant qui impose sa loi ! De même que pour s'affranchir de la dominance  masculine, les femmes ont imité les hommes, ce qui revient à les prendre pour modèles, alors que l'inverse n'est que très rarement vrai, ce qui fait que l'égalité n'a jamais été réalisée vraiment. Les quilteuses et artistes textiles se sont mises à imiter la peinture,  art réservé longtemps aux hommes du moins quand on le considérait comme un art et je n'en veux pour preuve que l'apparence des quilts dit contemporains de cette dernière décennie. Dans beaucoup d'entre eux, surtout ceux qui s'affirment contemporains ou artistiques voire "novateurs" peu à peu les tissus à petits motifs ou même à motifs tout court ont été laissés de côté comme stigmatisants justement (on a pu m'écrire que "ça faisait trop patchwork!) au profit de tissus teints, et la mode actuelle des batiks  en est le reflet commercial. La vogue des tissus peints, imprimés par soi-même  également.

Le dessin a pris aussi le pas sur l'art d'assembler des étoffes différentes avec pourtant une composition personnelle qui ne s'improvise pas et s'apprend tout autant, ,y être fidèle, c'est se condamner à l'étiquette "traditionnelle" indépendamment de ce qu'on peut exprimer d'émotions personnelles  et avec les imprimés et avec les formes diverses  y compris celles de la géométrie. 

Au lieu de se juxtaposer et de cohabiter pacifiquement et dans le respect, ces tendances se sont combattues chacune prétendant avoir le monopole de quelque chose les unes du "vrai" patchwork, les autres de la vraie innovation (alors que la démonstration est vite faire que de nouveauté il n’existe guère) , querelles non éteintes et qui le plus souvent ont dispensé de toute vraie recherche, de tout vrai questionnement et surtout de toute remise en cause.. Dans les années 2000 quand l’art textile est arrivé, on trouvait partout dès qu’une artiste « perçait" la petite phrase disant «  j’ai commencé par le traditionnel et puis un jour me dépassant moi-même et ayant découvert ce qu’était l’art alors j’ai fait du contemporain « ..On parlait alors toujours d’une expression plus « personnelle ou plus artistique ». On traitait à tour de bras le patchwork de « réducteur ».. On aurait pu construire un art textile l'intégrant mais justement, on ne l'a pas fait. Il est vrai beaucoup en patchwork copient  ou plagient des modèles et ne créent pas et ce sera l'objet du prochain article.

 Quand j’ai commencé à faire des tableaux non géométriques, voilà que tout à coup je devenais artiste .. je continue à explorer et dans tous les genres qui me séduisent . Je ne me me sens pas plus contemporaine ici que là . pas plus artiste ici que là. ,  Déjà il faudrait comprendre que la qualité d’un travail et son authenticité ne se juge pas selon son appartenance à un genre, Me dirait-on que je suis contemporaine en poésie et traditionnelle quand j’écris en prose ? Ou l’inverse ?  Dirait-on à un peintre qu’il est traditionnel parce qu’il peint un nu ou un paysage ?  Non  : car les critères de jugement dans des arts comme littérature et peinture ont derrière eux un passé de réflexion critique qu'  hélas, l’art textile n’a pas.  On ne prête qu'aux riches, en ce domaine comme en beaucoup d'autres. 

Il y aurait   à réfléchir  aussi sur la formation en art textile..Beaucoup sont, comme je suis autodidacte, mais du moins je ne me déclare pas experte et  surtout pas apte à juger les œuvres des autres . Quand par hasard  cet art  est enseigné comme discipline, l'histoire du patchwork en est souvent exclue, Plus que celle du tissage ou de la broderie. Pourquoi tant de mépris ? Je n'ai pas la réponse mais j'espère que ce qui précède donnera quelques pistes de réflexion.

NB Après le quatrième et dernier article je mettrai ma bibilographie à la disposition des intéréssé(e )s.