Culture : autour des bouillonnements ordinaires

Je restitue ici un autre article publié sur le site d'arts-up qui n'existe plus, il ya une dizaine d'années (pour moi les idées ne prennent pas de rides, si on consent à m'accorder que je puisse en avoir -des idées, pour les rides, c'est fait .!)

 

Qui décide de ce qui vaut culturellement et artistiquement ?
La tradition, les médias, des intelligentsias diverses, les critiques, les réseaux ? Les ministres de la culture ? Les politiques ? L’économie de marché donc la publicité ? Les enseignants et la transmission universitaire? Les académies et regroupements divers ? Le public ? L'air du temps ?Tout ça ensemble ?
Car en décider c'est s'arroger un pouvoir plus immense qu'il n'y paraît...c'est donner rayonnement et droit à la reconnaissance, au moins ponctuelle, voire au passage à la postérité par braquage de phare sur quelque chose.
Laquelle illumination peut durer de huit jours à des siècles...Qui est derrière le phare pour éclairer et donner relief à ce que nous écrivons et créons ? Et de quel droit, fondé sur quelle autorité ? Reconnue par qui ?
Première question à laquelle je me heurte : il semble admis de plus en plus que tout le monde ou presque puisse créer, écrire, devenir artiste donc participer à la culture en membre actif si j’ose dire. D’un certain point de vue, c’est très positif et généreux. Il ne devrait jamais y avoir confiscation de la création par un frange de privilégiés (les querelles de l’inné et de l’acquis, du don et du travail, sont trop complexes pour que je les aborde ici bien que sous-jacentes ) ...mais dans la masse de productions on a parfois la fâcheuse impression que si tout se vaut, rien ne vaut. Et je ne dis pas « prévaut ».
J’avoue qu’aucune des façons que j’ai examinées de décider de ce qui vaut ne m’a jamais totalement convaincue ; pour la raison que toute personne qui propose ce qu’elle fait au jugements des pairs ou experts, surtout lorsqu’elle est hors circuit et pas encore sur les rails (ou n’a pas envie d’y être) est à peu près certaine d’obtenir sur la même oeuvre des jugements contradictoires selon l’école de pensée et la formation du « juge ».
C’est évidemment tout différent d’une critique qui n’est pas là pour donner valeur en maître des destinées, mais pour jeter la lumière sur les façons dont les oeuvres peuvent être lues, regardées, ressenties et qui, plutôt de décerner des satisfecit, propose sans imposer des moyens d’aller vers les oeuvres. Mais de telles recensions sont rares.
Il faut saluer aussi des initiatives comme celles de l’écrivain Doris Lessing proposant une oeuvre à son éditeur habituel sous un autre nom que le sien, et la voir refusée ... à ma connaissance un tel acte est rare voire unique, qu’en serait-il si on l’avait multiplié ?


L’absence totale de sélection serait peut-être aussi pernicieuse que la sélection qu’on va dire subjective (au coup de coeur) ou même si ce n’est jamais avoué, par piston, relations et copinages divers. Et définir des critères de valeur demeure une sorte de quadrature du cercle, peut-être parce qu’ils sont par essence indéfinissables, le pire étant sans doute dans des attitudes téléguidées par des sortes d’automatismes : l’élitisme guindé qui reproduit à chaque génération les clivages de la précédente -on ne transmet que ce qui est jugé culturel par habitude ou formatage , la démagogie « généreuse » qui consiste à crier au chef -d’oeuvre de la merveilleuse spontanéité devant le moindre gribouillis, les snobismes divers toujours appuyés sur des clivages sociaux lesquels se recoupent, s’étayent et se confortent...A noter qu’aucun de ces moyens de sélection ne laisse la plus petite part de chance à qui n’est pas coopté. Et la somme d’énergie et de temps qu’il faut dépenser pour passer dans le domaine du culturel reconnu et adoubé, ne peut se faire qu’au détriment du temps et de l’énergie passés à créer. La nécessité du « réseau » implique forcément une dépendance voire une obédience de l’artiste. Il se plie à la « demande » : on peut admettre que celle-ci, comme toute contrainte, l’amène à sortir de lui-même et produire des chefs d’oeuvre mais il faudrait aussi se demander si on fait tellement plus mal quand on crée hors réseau, librement, pas forcément à contre-courant, mais à côté des courants. Je ne dis pas sans influence : ce serait impossible !
Il faudrait recouper l’histoire de l’art et de la culture avec celle des classes sociales, et on s’apercevrait que là aussi les révolutions (qui sont maintenant plutôt baptisées évolutions) ont été récupérées par les classes dominantes et les pouvoirs d’où qu’ils émanent. Les rapports à l’argent et au commerce (arts cotables dominants, arts non cotables mineurs ...)le montrent assez. Les meilleurs livres pour le commun des mortels sont actuellement ceux qui se vendent le plus, et le meilleur artiste serait celui qui a le réseau le plus garni ...qui lui garantira le nombre de visiteurs réels ou virtuels en cas d’exposition. Voire : qui vendrait le plus cher. La valeur culturelle est alors évaluée quantitativement, parce que c’est éminemment plus simple à comprendre, plus accessible et apparemment plus fiable. Mais est-ce plus juste ?

Depuis plus de trente ans je lis des auteurs inconnus, qui ne trouvent pas d’éditeurs ou bien alors qui sont publiés, mais non diffusés alors autant dire « mort-nés » alors que s’impriment des ouvrages de grande consommation éminemment médiocres, mais tellement plus faciles ou plus « au goût du jour ». Et qui eux, se vendent. S’ils se vendent c’est qu’ils plaisent et si on commence à confondre les genres, à demander à une oeuvre intellectuelle de nous faire passer un bon moment, il y a hiatus et parfois plaie béante, gouffre. Divertir n’est pas négligeable, c’est même éminemment nécessaire mais ça n’a rien à voir avec faire réfléchir et instruire qui sont des tâches plus austères, plus difficiles et de ce fait moins appréciées.
L’effort a mauvaise presse parce qu’il retarde la jouissance immédiate. C’est aussi vieux que l’histoire de l’homme, mais aujourd’hui c’est accentué par nos modes de vie et de pensées.
Je me fais souvent la réflexion que plus la durée de vie augmente, plus l’homme est impatient et pressé, même dans des domaines où il n’y a pas lieu de l’être.
L’idée qu’on pouvait tout apprendre en s’amusant et sans fournir d’effort et vite -le maître mot de l’époque - a fait des ravages. On juge ennuyeux et poussiéreux tout ce qui demande une attention, une concentration, une recherche. Ce qu’on a surtout cultivé c’est une certaine paresse d’esprit et aussi l’idée que toute activité lasse au bout de dix minutes et qu’il faut changer pour ne pas ennuyer - déjà à l’école - les enfants considérés de plus en plus comme un public à satisfaire et non comme des êtres à former. Sauf peut-être à la consommation de biens.
Il est vrai qu’une éducation a toujours une double visée : celle de former l’individu et celle de l’adapter à la société dans laquelle il vit. La deuxième, pour l’intégration et la simple survie, a toujours été plus importante que la première.
D’où ce qu’on nomme la « culture du zapping » adaptée à nos modes de vie et valeurs post-modernes. Bel oxymore et pur produit du mariage du changement frénétique et de la vitesse érigés en valeurs absolues.
N’importe quel jardinier sait que la culture nécessite temps, patience, préparation du terrain. La culture du zapping exclut qu’on lise un livre un peu ardu au vu que ça demande trop de temps et d’efforts. Bref elle est plus zapping que culture ou bien il faudrait admettre que dans un jardin on arrache les plantes dès qu’elles mettent plus d’un jour à pousser et fleurir.
Personne ne sait plus attendre !Ou du moins très peu de gens. On veut tout, tout de suite et on jette pour passer à autre chose dès que le sujet semble manquer d’intérêt. D’ailleurs quand on dit « c’est intéressant » de quoi veut-on parler ? D’une appétence individuelle et ponctuelle face à quelque chose qui requiert un bref moment l’attention ou d’une valeur durable et universelle d’un sujet, d’une oeuvre ? De quelque chose qui nous immobilise dans l’instant , ou de quelque chose qui nous sortant de nous-mêmes reste en nous pour nous faire avancer, nous proposer une autre vision du monde et de la réalité ?
Alors comment parler de culture dans cette formule? Information oui, connaissance non. Pas de recul, pas de vision car pas de champ pour qu’elle s’exerce ni vers l’arrière (le passé), ni vers l’avant (l’avenir). Juste l’instant qu’on veut plein, dont on veut jouir, là tout de suite. Et on recommence. Or ce qui s’applique à la sensation, à l’émotion ne peut s’appliquer à ce qui requiert l’usage de la mémoire. Quelle sera la mémoire de notre époque ? Que retiendra-t-elle du filtre engorgé où tant d’informations, d’images, de flashs se sont accumulés dans l’instant ? La fameuse définition de la culture comme étant ce qui reste quand on a tout oublié, montre au moins que pour oublier, il faut avoir un temps fixé quelque chose. Et qu’il y a un reste !

Il semble aussi qu'il y ait des cultures multiples et forcément lacunaires et plus ou moins transmissibles dans la mesure où on est passé d'une ère d'humanisme généraliste à une ère de spécialistes partiels -ou soi disant tels-. D’où le leit-motiv pour s’excuser « je ne suis pas spécialiste, mais..... ».Le savoir encyclopédique est définitivement hors de portée, alors qu’au XVIII° siècle, ce fut une entreprise difficile mais qui semblait réalisable.
On peut sur la journée avoir via internet réuni une somme d’informations considérables sur un sujet donné dont on ignorait tout la veille. Et puis le lendemain tout oublier et passer à autre chose. Et ainsi de suite. Je ne dis pas que c’est condamnable, mais là encore on ne prend le temps ni de laisser infuser, ni d’approfondir et encore moins de vérifier si ce qu’on a lu est attesté...recoupé. Cette attitude obéit à la confiance naïve et aveugle qu’on a accordé d’abord à l’écrit (tout livre devenant Bible puisque perçu comme plus fiable car plus permanent que l’oralité ) puis à la télévision ... Mais actuellement la matière est plus importante et plus instable (les informations diverses se modifient sans cesse, les sites sont remis à jour, les blogs diffusent toutes sortes d’expériences, pensées, techniques en temps réel et ça va infiniment plus vite ).La pensée et la création humaine sont soumises à la date de péremption et ce, depuis des décennies. L’essentiel semble à présent dans la régurgitation immédiate et non dans l’innutrition.


Loin de moi l'idée de refuser toute nouveauté et toute ouverture, et encore moins toute évolution, il ne s’agit pas de propos passéistes et encore moins d’un regret vain du bon vieux temps. Il s’agirait plutôt d’intégrer des nouveaux moyens de se cultiver sans dénaturer complètement ce que mot signifie, ce sera un pari à gagner pour les générations futures et comme je suis une optimiste lucide je leur fais confiance, au nom de la merveilleuse adaptabilité de l’être humain, et de sa faculté de sauver l’essentiel . Encore faut-il savoir où il se trouve.
Et même en acceptant que le sens du mot culture ait heureusement évolué, on peut s’interroger quand des mots qui pendant des siècles ont eu un sens admis et qui servait de référent(même si c’était de manière trop figée) deviennent des fourre-tout. Ainsi il y a une culture générale et une culture du fromage ...ce qui n’empêche pas certains domaines d’échapper à cette distribution quasi générale du label culturel (on ne parle pas -pour citer un domaine qui m’est cher- de culture de et par la broderie, alors qu’elle est voie spirituelle en Asie !)

Je crois aussi que par rapport au livre, à l’écrit nous sommes en pleine période de mutation par l’émergence d’autres moyens de lire(sur écran), d’écrire (voir les langages en raccourci SMS et le règne de l’abréviation après celui du sigle) et de communiquer et qui plus est soumis à des changements en accéléré au vu des progrès technologiques qui rendent très vite les supports et moyens de communication obsolètes.
La matérialité de l’hyper-consommation semble avoir contaminé l’immatériel de la culture. Déjà, le support permettant la mémorisation est devenu de plus en plus matériel au fil des siècles (oral- manuscrits- livres imprimés - télévision- ordinateur ). La mémoire, la nôtre, n’est d’ailleurs pas moins sollicitée, elle l’est autrement, de façon plus rapide et plus dispersée. On stocke des milliards de données dans un espace réduit, il est vrai, mais on est incapable d’y accéder, déjà sans un appareillage encore contraignant et dépendant d’une source d’énergie extérieure .
Nous pouvons le regretter et craindre un appauvrissement, ça ne servira pas à grand chose dans la mesure où personne ne contrôle ces mouvements plus que les vagues de la mer. On peut songer à un effacement de l’individu devant une culture-mémoire qui sera de plus en plus collective et qui sera fixée, mais hors du cerveau humain qui ne cherchera plus à retenir ce qu’il peut si aisément et surtout rapidement retrouver.
Ce qu’il en adviendra, nul ne le sait,et tant mieux, et certainement pas des choses exclusivement négatives. Même si ce qui émerge ne nous plaît guère parce que ça heurte nos convictions et habitudes sur ce que la culture devrait être. Et je voudrais aussi rappeler que seuls y accèdent ceux qui en ont les moyens. Et ce sont toujours les plus démunis qui en sont privés , tant il est vrai que se cultiver demeure malheureusement un luxe de nantis quand il s’agit d’occuper son temps à survivre.

 

A chaque époque la culture se redéfinit par multiple brassage et notamment des apports des différentes générations mais aussi les brassages dus aux échanges. Or, via internet ,ça brasse plus fort que jamais. D’aucuns diront que c’est superficiel, mais on peut atteindre au profond , aussi, par la surface. A condition de la percer. Et peut-être de s’accorder de temps à autre une position marginale, qui permette le recul et donne du champ aux réflexions.

 

publié sur arts-up

 

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