Jeux d'étoffes : Rien ne se perd
- Par FISCHER JACQUELINE
- Le 18/04/2022
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L’art d’accommoder les restes.
Ici commence le domaine du trop plein et du presque rien.
D’abord les restes d’étoffe, ceux qui sont collectés en tant que tels, et que les autres, presque toutes, jettent. Mais aussi ceux, issus des travaux en cours, qu’on fabrique au fil des jours, toutes ces bribes de tissus, de fils, qu’on ne se résout pas à jeter à la poubelle.
Les retailles issues de la « mise au propre » des étoffes pour faciliter le stockage (et qui en fait consiste à avoir deux fois plus de volumes à ranger : ce qu’on a recoupé, et ce qui résulte de cet élagage)
Ces innombrables boîtes, tiroirs, sachets dans lesquels on les entasse, triés pour la commodité ou laissés en vrac pour le plaisir de la farfouille, de la redécouverte, quand l’ancien redevient nouveau.
Il n’est pas question d’économie, à peine de récupération. Il m’arrive même d’utiliser les « déchets d’un tissu » avant le grand morceau dont il est issu. Autant dire, à part pour les fonds, les bordures ou les doublures, les grands morceaux n’offrent pour moi que très peu d’intérêt.
Devant ces résidus, la question est toujours la même « qu’en faire ? ».
À partir de là un double mouvement : celui de la main et des yeux qui souvent lors de ces longues séances de rangements-gestations, déjà les assemble. Celui de l’intuition qui mène droit dans les phases créatives au petit morceau qui est celui qu’il faut là, à cet endroit là, à ce moment-là. Celui-là et pas un autre.
A partir de quel minimum de surface un tissu devient-il inutilisable ?
Bien sûr dans un assemblage classique, on est borné par la nécessité d’une marge de couture. Mais absolument pas dans un assemblage à bords vifs. Aucun morceau, si minuscule soit-il n’est alors jetable. Il acquiert une sorte de vie autonome. A la limite plus il est petit, éraillé, dépenaillé, plus il devient précieux, significatif. Il vaut par son dénuement.
C’est difficile à faire saisir pour qui ne prise que les grands métrages de belles étoffes .
Il ne s’agit non plus pour moi de chercher à ramener cette bribe d’étoffe ou de fil à un réalisme figuratif en le cherchant à quoi il pourrait bien faire penser dans la réalité ; certaines artistes travaillent admirablement dans ce domaine, mais je n’ai à cela ni appel, ni compétence.
Beaucoup de techniques ont été inventées ces dernières années pour permettre une expression par ce moyen. J’en ai évidemment testé une bonne part, éliminant celles dont le rendu ou le toucher ne me convenaient pas. Et c’est évolutif, car ce que j’écarte à un moment peut très bien me sembler nécessaire à tel autre pour exprimer autre chose, autrement.
Il est noter que la plupart des quilts géométriques présentés antérieurement, ont été élaborés à partir de morceaux beaucoup plus petits que ceux qu’utilisent la majorité des quilteuses, sauf sur ces très petites surfaces appelées mini-quilts ou quilts de maison de poupée. Je voulais moi, quelque chose de plus étendu. Chacun des ouvrages présentés dans cette partie intègre donc peu ou prou la « mémoire » de ceux qui ont précédé et qui étaient déjà conçus en partie « pour ne rien perdre ». Il m’arrive même de songer que je travaille à une surface unique mais que des commodités pratiques m’obligent à fragmenter.
Les cloisonnements et différentes parties de ce livre ne sont donc que pour la clarté de la lecture et la commodité de présentation.
Ces quilts finis d’ailleurs il reste souvent quelques-uns de ces carrés appelés blocs. Il arrive aussi que chemin faisant je renonce à poursuivre tel projet juste ébauché. Il y a bien sûr la solution coussin ou surface plus réduite.
Mais si on veut élaborer un ouvrage plus important la coutume est de faire avec ces esseulés ce qu’on nomme des quilts d’orphelins et une telle surface est toujours une aventure pour moi dans la mesure où j’ai horreur de trop planifier -quoiqu’on le recommande.
. Ces quilts sont de tous ceux qu’on peut réaliser les plus farfelus et les plus nostalgiques. Ce sont aussi des sortes de synopsis des projets achevés (le surplus) et des ébauchés (les abandons), ils contiennent donc l’accompli et l’inachevé, la persévérance et la paresse et en ce sens ils dégagent souvent un charme particulier. J’ai coutume de dire que ce sont eux qui ressemblent le plus à notre tissu de vie puisqu’on y intègre des parties contrôlées, voulues, construites, mais aussi tout ce qui aurait pu l’être. Ce qu’on a laissé, et ce qui nous a échappé.
J’aime l’idée de faire quelque chose aussi de mes « infidélités » et de mes négligences. Et aussi de la folie douce qui me tient de commencer des dizaines de chantiers simultanément, sachant pertinemment que si tous ces départs me sont éminemment nécessaires, tout n’aboutira pas à ce qui est au prévu initialement. Je ne peux créer que dans le trop, mais même l’excès exige une sorte d’ascèse.
Ensuite c’est affaire de hasard et de rencontres.
J’ai travaillé d’abord avec des bandes étroites d’étoffes pour lesquelles j’ai cherché des emplois, l’idée de les coudre sur un tissu de fond et d’y retailler des motifs est évidemment aussi ancienne que l’art que j’exerce. Pourtant elle demeure assez peu exploitée ; la tendance contemporaine étant plutôt à rechercher des tissus parfaitement assortis ou à peindre ou teindre les étoffes plutôt qu’à la reconstitution par étoffes diverses juxtaposées.
La machine à aiguilleter permet aussi un recyclage différent mais je n’aime guère l’utiliser avec des morceaux dont j’apprécie le motif ou le tissage car elle détruit en incrustant. C’est une machine cruelle-et dangereuse pour les doigts car on travaille sans protection aucune- mais qui produit des textures intéressantes pour le travail des fonds. photo 8
Tout cela est une sorte de vivier de créations futures, aussi y aura-t-il dans cette partie de l’ouvrage autant de chantiers, d’essais, de « voies vers » que d’ouvrages accomplis.
Plus tard, je me suis penchée sur le problème des lisières, les triant classant et observant. Les lisières des tissus américains ou anglais comportent, outre les palettes de couleurs et la date de création, des indications de fabricant, stylistes, collections dont les noms peuvent faire rêver. Mis bout à bout ces mots peuvent constituer ne sorte de « cadavre exquis », d’autres lisières ont, elles, un intérêt de texture et toutes présentent cette double particularité d’une étoffe plus épaisse et rigide et d’un bord qui même frangé ne s’effiloche pas. Les lisières sont donc des morceaux prisés de beaucoup d’artistes textiles et même si je les ai jusqu’à ce jour assez peu utilisées, elles sont la source de projets en gestation.
Après les lisières viennent les morceaux irréguliers et disparates, ceux qui restent sur l’accoudoir de mon fauteuil-atelier. Là, diverses pistes se sont offertes à moi.
La plus simple est celle des emberlificotages, j’en ai réalisé plusieurs, dans lesquels je mêle parfois une pensée qui m’a traversé l’esprit à ce moment là. Là, l’élaboration s’échappe à peine du « magma » originel que constitue le fouillis de fils et débris divers. Je ne les en tire que pour les emmêler de nouveau.
Parfois je les stocke dans de grands sachets et j’en fabrique des sortes de cylindres à inclure dans des surfaces futures, mais aussi tout simplement m’inspirant de ce qu’on nomme les « fantasy fabrics », je les emprisonne sous tulle et voile et je les rebrode. L’idée reste toujours sous jacente de les utiliser ensuite dans des géométries dites classiques.
Parfois aussi je les dispose sur une surface en laissant des vides que je comble ensuite par des broderies ainsi est née la série dites des « improvisations ». Le titre se trouve presque toujours après coup, quand il s’impose
NB Post scriptum : Cette partie a été développée dans la série toujours ouverte : "les beaux restes" , "les petits arrangements avec la vie", la série entre deux, les livres textiles d'échantillons ou d'essais réintégrés à un ensemble . C'est toujours du patchwork ....
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