Idées reçues ...et faits historiques
Il n'est jamais facile d'expliquer aux personnes qui l'ignorent que le patchwork peut être un art. Même pas à celles qui le pratiquent et encore moins à celles qui l'ayant pratiqué; s'en éloignent. Et ne parlons pas de l'indifférence quasi totale des autres disciplines artistiques. Les critiques d'art s'intéressent à l'art textile, mais le plus souvent zappent le patchwork"mosaïque" comme en témoignent les articles parus dans les revues spécialisées. Une quilteuse mosaïste même si elle crée, même si ses visions en surfaces colorées sont personnelles, puissantes , émouvantes même, n'aura jamais la consécration d'être considérée comme une vraie artiste. A la fin de sa vie, elle se trouvera avec derrière elle une série de "jolies couvertures" qu'au mieux elle aura pu vendre, ou donner à des amis qu'on espère soigneux et respectueux du travail que cela représente. Du travail oui, mais certes pas de la force vive et chaude de l'inspiration que cela représente aussi. Et surtout personne ne saura si ces surfaces sont des compositions personnelles dues à une véritable inspiration, ou des modèles recopiés de revues voire des kits. Pour la postérité le regard sera le même puisque les quilteuses actuelles pour la plupart laissent planer le doute sur leurs sources éventuelles.
Pour presque tous c'est un loisir créatif à ranger entre la pâte à sel et la peinture au numéro d'art. Un travail d'exécution, parfois minutieuse, voué à embellir le décor domestique. Ce n'est pas déshonorant, mais c'est perçu comme dévalorisant dans l'optique actuelle de ce que l'art et la vraie création seraient.
Or le patchwork tout comme la peinture peut s'exercer comme un art et ce n'est pas plus essentiellement un travail d'aiguilles que la peinture n'est un travail de pinceaux.. J'ai souvent parlé sans être comprise de ces deux infinis que sont les formes géométriques régulières, leurs combinaisons, leurs déformations,et les étoffes dont il existe des milliers, de couleurs, styles, textures, toucher, épaisseurs différentes...
Les forums d'ailleurs regorgent de discussions sur le sujet et la plupart restent stériles parce que chacune voit midi à sa porte et que les tirages de couverture à soi sont légion !
Celles pour qui l'art est avant tout perfection technique et respect du goût, tel qu'on le leur a transmis et qu'elles n'osent remettre en cause, ne peuvent évidemment entendre celles pour qui le mot goût n'a de sens que lorsqu'elles décorent leur intérieur, pas lorsqu'elles créent. Sans compter la manie de confondre l'art textile avec la couture utilitaire ce qui revient à juger de la qualité d'un peintre d'art selon les normes de la peinture en bâtiment dont la surface doit être poncée, lisse, impeccable.
Il y a une redoutable équation dans le monde du patchwork et de l'art textile qui veut que celles qui créent à partir de la tradition en mosaïstes ne soient pas de vraies artistes. Elles manqueraient d'imagination et ne seraient pas capables de composer sans ce support qu'est le bloc. On le dit et on le rabâche ...ça finit par imprégner!
J'ose dire que les antiennes sur le sujet sont de l'ordre du lavage de cerveau et si encore c'était fondé ...j'admettrai.
Seulement il y a par derrière toute l'histoire de cet art, le plus souvent aussi volontairement ignorée que celles de ses créatrices, puisque ce qui comptait même quand on créait c'était d'avoir un objet utile, pas de faire une oeuvre d'art, même si certains experts estiment à présent que de l'art, ç'en est. Et si ç'en est pour les oeuvres anciennes, pourquoi pas pour les oeuvres contemporaines conçues avec les mêmes sources d'inspiration ? Les nus en peinture sont toujours de l'art, que je sache et ce n'est pas parce qu'on en peint depuis des siècles qu'on exclut leurs auteurs des galeries d'art, musées, livres etc ...
C'est là qu'on m'objecte toujours que la géométrie c'est bon pour celles qui ne savent pas dessiner. Mais on pourrait en dire autant de la photographie, alors. L'objection est aussi absurde. Le patchwork s'exprime par la capacité, à faire passer une émotion , une impression à l'aide de tissus différents assemblés; Et qu'on choisisse pour ce faire de simples carrés ou des formes figuratives ou de l'abstraction non géométrique complexe n'a rien à voir avec l'imagination qui serait ou non déployée dans la démarche. Je pense même que pour arriver à imprimer sa personnalité dans un quilt fondé sur un bloc aussi rebattu que le célèbre log cabin, il faut une vision de la surface singulière et profonde. Tout autant qu'en usant d'un dessin jusque là inusité dans la corporation qui sera singulier en tant que forme mais pas forcément en tant que langage des étoffes mises ensemble.
C'est un paradoxe que peu admettent ...parce qu'il leur faudrait réviser leur visions figées de cet art.
L'histoire sous forme de faits attestés donc indiscutables peut y aider.
Si on examine ce qui s'est développé ensuite dans le monde de l'art textile on s'aperçoit qu'il y a eu depuis les années 80 un décalque volontaire ou non ( peu importe ) de pas mal de courants de l'art de la deuxième moitié du XX siècle (et parfois même des débuts de l'abstraction).
Or très peu de quilteuses ont une culture en peinture abstraite et très peu de peintres ont une culture des quilts...(encore moins, au vu que c'est de l'ouvrage de dames sans intérêt).On demande aux quilteuses de s'inspirer des peintres, mais rarement l'inverse, on demande aux brodeuses de maîtriser le dessin en plus de tout le reste, mais on ne demandera pas à un dessinateur de savoir broder .
Une artiste comme Sonia Delaunay a travaillé aussi bien dans des objets textiles ou de céramiques qu'en peinture. Mais si elle n'avait pas grandi et vécu dans un milieu extrêmement favorable à la promotion des arts et qu'elle se fût contentée de faire des couvertures, je suis certaine qu'elle serait, malgré son génie évident, aussi ignorée que n'importe laquelle des quilteuses anonymes que j'évoque.
Dans les années 80-90, les quilteuses qu'on a proclamées ou qui se sont auto-proclamées "originales" parce qu'elles fuyaient les repères traditionnels avaient aussi des sources: par exemple comparez les oeuvres dites "isométric" avec le mouvement op art, ou bien encre tapez "colorfield" dans un moteur de recherche, puis comparez aux oeuvres textiles issues soi-disant tout entières du cerveau de créatrices innovantes qu'on présentait toujours comme inventant à chaque coup d'aiguille et vous verrez que cette assertion est une supercherie, du type de celles qu'on affectionne quand on parle de quelque chose en misant sur l'ignorance du public.Sans compter toutes celles qui s'inspiraient des oeuvres des premières en ignorant qu'elles faisaient des décalques de peintures abstraites en tissus, mais qui se sentaient bien plus inventives que la pauvre copine un peu neuneu qui continuait, elle, d'explorer les infinis de la géométrie du patchwork. on lisait partout qu'il fallait faire du "contemporain".
Il ne s'agit pas de dénigrer les oeuvres issues de la source "peinture abstraite contemporaine", mais de rappeler à une honnêteté intellectuelle élémentaire. Il n'y a pas de honte à mettre en tissus des formes issues d'un tableau ou d'un mouvement en peinture avec plus ou moins d'adaptation, mais j'aimerais qu'on m'explique en quoi la démarche serait supérieure artistiquement. Or cela a toujours été présenté ainsi, il suffit de lire livres, sites et magazines pour s'en rendre compte. On présentait même cela comme une évolution du patchwork traditionnel, alors que c'est tout autre chose : un rapprochement avec un art majeur,exercé par des hommes majoritairement, prestigieux par conséquent et dégagé de toute tare si j’ose dire côté utilité.
En 1971, on a exposé des patchworks au Whitney Museum pour prouver qu'ils pouvaient étant posés sur un mur être des oeuvres d'art à part entière. Il s'agissait de quilts dits traditionnels, aujourd'hui . Et aussitôt il s'est trouvé des artistes, aux USA pour se démarquer de celles qui continuaient à s'inspirer de ces formes, ne voulant surtout pas qu'on les appelle quilteuses ce qui montre assez le mépris, déjà, d’autant que ce qu'elles faisaient et font encore obéit toujours à la norme des quilts; trois épaisseurs et matelassé obligatoirement même si deux de ces épaisseurs sont du tulle .. pourquoi alors ne pas aller jusqu'au bout et faire sauter le verrou de la norme ?.
Tout le mouvement de l'art quilt s'est fondé non à côté des géométries dites traditionnelles avec lesquelles il aurait bien pu cohabiter pacifiquement et dans un respect réciproque, mais contre, et pour des raisons qui tiennent aussi à la montée du féminisme et de clivages sociaux sous-jacents. Les femmes au foyer cousant des couvertures étant à tort considérées analphabètes notoires sans imagination et surtout soumises dans l'esprit des femmes "évoluées" et émancipées- mais pas au point d'imposer aux hommes des valeurs et activités dites féminines...cela aurait été pourtant une vraie révolution!
De même quand certains mouvements d'art textile ont surgi en France on était pratiquement sûre de trouver dans leur relation la petite phrase égratignant le patchwork toujours décrit comme "monotone" "réducteur" ou simple application de modèles rebattus.. J'ai étudié tout cela de très près, et sur des années et dans pas mal de revues et livres.
Les associations de patchwork souvent renforcent le clivage en vouant le traditionnel à la copie de modèles à usage décoratif et domestique...inintéressant en termes de création et de démarche ..et en accordant expositions, rétrospectives, interviews dossiers , aux seules vraies artistes textiles à leurs yeux. c'est à dire toutes celles qui ne font rien qui puisse ressembler à ces merveilleuses couvertures, qui mises sur un mur, ne font pas moins d'effet qu'un tableau (mais un effet différent dû à l'emploi des étoffes, précisément, de la géométrie, et surtout de la répétition avec variantes ). Les portraits d'artistes les concernent rarement (j'ai eu le mien, je ne dis pas ça par envie, jalousie ou aigreur !)
Outre que les quilteuses elles-mêmes renforcent leur propre exclusion par leur mode de fonctionnement par exemple en assimilant la création à la copie, ou en se dévalorisant par peur d'être taxées d'orgueil ou du ridicule... combien de fois ai-je entendu la petite phrase "je ne me prends pas pour une artiste", de la part de personnes dont les actes vers la promotion de ce qu'elles font prouvent l'exact contraire (pourquoi ne pas alors l'assumer ?) ou le couplet sur la "grosse tête" qu'auraient celles qui revendiqueraient ce titre : mais on peut être artiste médiocre et artisan d'art de valeur ...et la différence souvent ne tient qu'à un fil ou à une classification archaïque qui n'a plus sa raison d'être au vu de l'évolution de l'art contemporain. Prenez une minute pour voir ce qui a droit de cité dans les musées. Étayées par une autre vision des choses un peu intellectualisante, nos chères couvertures n'y dépareraient pas.
Les artistes arrrivées et reconnues , elles, s'empressent presque toutes d'expliquer comment elles se sont heureusement dégagées du 'traditionnel" parce qu'il est admis comme un fait indiscutable qu'on ne saurait avoir une expression vraiment artistique par ce moyen; et avec une parfaite condescendance parfois doublée d'une mauvaise foi aussi parfaite elles avouent y revenir pour se "détendre."Mais si on les taxe de mépris, elles s'en défendent ! Le tout est de garder aussi bonne conscience et de donner aux quilteuses jugées "basiques"un petit peu, jusque là, mais surtout pas plus...
Je ne fais pas, je n'ai jamais fait une seule de mes surfaces textiles pour me détendre ou me délasser. Jamais !Et je me sens méprisée dans toute une partie de ce que je crée, à chaque fois que je lis de tels propos. Et non, ce n'est pas de la paranoïa de l'écrire. Imaginez un peintre qui fasse de la gouache et de l'aquarelle et à qui on expliquerait que la gouache c'est du loisir bon pour les enfants tandis que l'aquarelle serait du vrai art. Absurde ? eh bien alors c'est absurde de cliver les valences de l'art textile de la manière dont c'est fait aujourd'hui et avec l'aval de quasi tout le monde.
C'est contre cela que je me bats -quitte à me répéter trop souvent- car c'est à la fois faux historiquement, artistiquement, injuste et objet d'exclusion. Je sais qu'il est des malheurs plus graves mais ceux-là ont beaucoup de voix pour les dénoncer et exercer un art et accepter qu'il soit moqué, décrié ou ignoré ce n'est pas dans ma façon d'être, quitte à ce que cela déplaise ou paraisse excessif voire monomaniaque. Je n'ignore pas les risques que j'encours .Ils ne sont pas mortels !
Évidemment s'en moquent toutes celles pour qui le patchwork n'est qu'un aimable loisir, et toutes celles qui n'en font pas ou ne veulent plus en faire parce c'est voué à l'indifférence, l'oubli, l'absence de reconnaissance, le mépris par rabaissement et réduction quasi constant. Tout le monde n'a pas la passion ou l'abnégation nécessaire pour passer 300 heures sur un ouvrage qui sera dévalorisé avant que d'être regardé, alors qu'en un après-midi, on peut créer quelque chose de bien plus tendance et qui sera classé oeuvre d'art !
Bref il y a eu des évolutions, des révolutions même mais c'est passé à côté de nous.
Pour créer, on l'oublie certes ...mais l'oubli, l'injustice l'exclusion , la dévalorisation, elles restent. Comme stigmate